Editeur:
Editions
sociales, Paris, 1953.
Numérisation:
Ysengrin, 2014.
La lutte des classes est le pivot de la
vie sociale
d'aujourd'hui. Au cours de cette lutte, chaque classe s'inspire de sa
propre
idéologie. La bourgeoisie a la sienne : c'est ce qu'on appelle le libéralisme. Le prolétariat a aussi son
idéologie : c'est, nous le savons, le socialisme.
On ne saurait considérer le libéralisme
comme quelque
chose d'entier et d'indivisible : il comporte diverses tendances
suivant les
diverses catégories de la bourgeoisie.
Le socialisme non plus n'est ni entier, ni
indivisible : il comporte, lui aussi, diverses tendances.
Nous n'allons pas nous livrer ici à
l'analyse du
libéralisme : mieux vaut remettre cela à une autre fois. Nous tenons
simplement
à montrer au lecteur ce qu'est le socialisme et ses courants. A notre
avis,
cela l'intéressera davantage.
Le socialisme comporte trois courants
principaux : le
réformisme, l'anarchisme et le marxisme.
Le réformisme (Bernstein et autres), qui
ne considère
le socialisme que comme un but éloigné, et rien de plus ; qui,
pratiquement,
nie la révolution socialiste et cherche à instaurer le socialisme par
la voie
pacifique ; le réformisme qui prêche, non la lutte des classes, mais
leur
collaboration, — ce réformisme-là se désagrège de jour en jour ; il
perd de
jour en jour toutes les apparences du socialisme ; point n'est besoin,
selon
nous, de l'analyser ici, dans ces articles, en définissant le
socialisme.
Il en va tout autrement pour le marxisme
et
l'anarchisme : tous deux sont reconnus aujourd'hui pour des courants
socialistes ; tous deux se livrent une bataille acharnée, tous deux
veulent
apparaître aux yeux du prolétariat comme des doctrines authentiquement
socialistes, et, bien entendu, l'analyse et la confrontation de ces
deux
tendances offriront au lecteur un intérêt bien plus vif.
Nous ne sommes pas de ces gens qui, au
rappel du mot
"anarchisme" se détournent avec mépris et déclarent avec un geste de
lassitude : "Vous êtes bien bons de vous en occuper, il ne vaut même
pas
la peine qu'on en parle !" Nous croyons qu'une telle "critique"
est chose indigne et sans utilité.
Nous ne sommes pas non plus de ces gens
qui se
consolent à l'idée que les anarchistes, voyez-vous, "n'ont pas l'appui
des
masses et que, par conséquent, ils ne sont pas si dangereux". Il ne
s'agit
pas de savoir derrière qui marche une "masse" plus ou moins grande :
il s'agit de l'essence de la doctrine. Si la "doctrine" des
anarchistes exprime la vérité, il va de soi qu'elle se fraiera
nécessairement un
chemin et ralliera les masses autour d'elle. Mais si elle est
inconsistante et
repose sur une base erronée, elle ne durera guère et restera suspendu
dans le
vide. C'est l'inconsistance de l'anarchisme qui doit être démontrée.
Certains estiment que le marxisme et
l'anarchisme ont
les mêmes principes ; qu'il n'existe entre eux que des divergences de
tactique,
de sorte que, selon eux, il est tout à fait impossible d'opposer l'un à
l'autre
ces deux courants.
Mais c'est là une grave erreur.
Nous estimons que les anarchistes sont de
véritables
ennemis du marxisme. Par conséquent, nous reconnaissons aussi qu'il
faut mener
une lutte véritable contre de véritables ennemis. Il faut donc analyser
la
"doctrine" des anarchistes d'un bout à l'autre et l'examiner à fond,
sous toutes ses faces.
La vérité est que le marxisme et
l'anarchisme
reposent sur des principes tout à fait divergents, bien que tous deux
entrent
dans l'arène en arborant le drapeau socialiste. La pierre angulaire de
l'anarchisme est l'individu, dont
l'affranchissement est, selon lui, la condition principale de
l'affranchissement de la masse, de la collectivité. Selon l'anarchisme,
l'affranchissement de la masse est impossible tant que l'individu ne
sera pas
affranchi, d'où son mot d'ordre : "Tout pour l'individu". Tandis que
la pierre angulaire du marxisme, c'est la masse,
dont l'affranchissement est, selon lui, la condition principale de
l'affranchissement de l'individu. C'est-à-dire que, selon le marxisme,
l'individu ne peut être affranchi tant que la masse ne le sera pas,
d'où son
mot d'ordre : "Tout pour la masse".
Il est évident que nous nous trouvons ici
en présence
de deux principes qui se nient l'un l'autre, et non de simples
divergences
tactiques.
Nos articles ont pour objet de confronter
ces deux
principes opposés, de comparer entre eux le marxisme et l'anarchisme et
d'éclairer ainsi leurs qualités et leurs défauts. Nous jugeons utile à
ce
propos de faire connaître ici au lecteur le plan de ces articles.
Nous donnerons d'abord une définition du
marxisme ; chemin
faisant, nous rappellerons le point de vue des anarchistes sur le
marxisme,
puis nous aborderons la critique de l'anarchisme proprement dit. Pour
préciser
: nous exposerons la méthode dialectique, le point de vue des
anarchistes et
notre critique (nous parlerons à ce propos de la révolution socialiste,
de la
dictature socialiste, du programme minimum et, en général, de la
tactique) ;
la philosophie des anarchistes et notre
critique ; le
socialisme des anarchistes et notre critique; la tactique et
l'organisation des
anarchistes ; pour terminer, nous présenterons nos conclusions.
Nous tâcherons de démontrer que les
anarchistes, en
tant que propagandistes d'un socialisme de petites communautés, ne sont
pas des
socialistes authentiques.
Nous tâcherons également de démontrer que
les
anarchistes, pour autant qu'ils nient la dictature du prolétariat, ne
sont pas
des révolutionnaires authentiques...
Maintenant, abordons le sujet.
I
Dans
l'univers tout se meut... La vie se transforme, les forces productives
croissent, les anciens rapports sociaux s'écroulent.
Karl Marx.
Le marxisme n'est pas seulement la théorie
du
socialisme ; c'est une conception du monde achevée, un système
philosophique,
d'où découle naturellement le socialisme prolétarien de Marx. Ce
système
philosophique porte le nom de matérialisme dialectique.
Aussi, exposer le marxisme, c'est
également exposer
le matérialisme dialectique.
Pourquoi ce système porte-t-il le nom de
matérialisme
dialectique ?
Parce que sa méthode
est dialectique et sa théorie
socialiste.
Qu'est-ce que la méthode dialectique ?
On dit que la vie sociale est en état de
mouvement et
de développement continus. Et cela est juste : on ne peut considérer la
vie
comme quelque chose immuable, de figé ; elle ne s'arrête jamais à un
niveau
quelconque ; elle est en perpétuel mouvement, elle suit un processus
perpétuel
de destruction et de création. C'est pourquoi il existe toujours dans
la vie le
nouveau et l'ancien, ce
qui croît et ce qui meurt, l'élément
révolutionnaire
et l'élément contre-révolutionnaire.
La méthode dialectique affirme qu'il faut
regarder la
vie dans son mouvement et poser la question : où va la vie ? en
perpétuel
mouvement ; nous devons donc considérer la vie dans son mouvement et
poser la
question : où va la vie ? Nous avons vu que la vie offre le spectacle
d'une
destruction et d'une création incessantes ; notre devoir est donc de
considérer
la vie dans sa destruction et sa création, et de poser la question :
qu'est-ce qui
se détruit, qu'est-ce qui se crée dans la vie ?
Ce qui naît dans la vie et grandit de jour
en jour
est invincible, on ne saurait arrêter son mouvement en avant.
C'est-à-dire que
si, par exemple, le prolétariat naît à la vie en tant que classe et
grandit de
jour en jour, si faible et si peu nombreux qu'il soit aujourd'hui,
il finira néanmoins par vaincre. Pourquoi ? Parce
qu'il grandit, se fortifie et va de l'avant. En revanche, ce qui dans
la vie
vieillit et s'achemine vers la tombe doit nécessairement être vaincu,
même si
cela représente aujourd'hui une force
titanesque. C'est-à-dire que si, par exemple, la bourgeoisie sent le
sol se
dérober peu à peu sous ses pieds et recule de jour en jour, si forte et
si
nombreuse qu'elle soit aujourd'hui, elle finira par être vaincue.
Pourquoi ?
Mais parce que, en tant que classe, elle se désagrège, s'affaiblit,
vieillit et
devient un fardeau inutile dans la vie.
D'où la thèse dialectique bien connue :
Tout ce qui
existe en réalité, c'est-à-dire tout ce qui grandit de jour en jour,
est
rationnel, et tout ce qui de jour en jour se désagrège est irrationnel
et, par
conséquent, n'échappera pas à la défaite.
Un exemple. Dans la période de 1880 à
1890, un grand
débat s'était institué parmi les intellectuels révolutionnaires russes.
Les
populistes affirmaient que la force principale capable de se charger de
la
"libération de
Les marxistes répliquaient : en effet, la
petite
bourgeoisie de la campagne et de la ville forme aujourd'hui la majorité
et elle
est vraiment pauvre, mais la question est-elle là ? La petite
bourgeoisie forme
depuis longtemps déjà la majorité, mais jusqu'à présent elle n'a, sans
l'aide
du prolétariat, fait preuve d'aucune initiative dans la lutte pour la
"liberté". Pourquoi ? Mais parce que la petite bourgeoisie, en tant
que classe, ne grandit pas ; au contraire, de jour en jour elle se
désagrège et
se décompose en bourgeoisie et en prolétariat. D'autre part, il va sans
dire
que la pauvreté, elle non plus, n'a pas ici une importance décisive :
les
"va-nu-pieds" sont plus pauvres que la petite bourgeoisie, mais
personne ne dira qu'ils peuvent entreprendre la "libération de
Comme on le voit, il ne s'agit pas de
savoir quelle
classe aujourd'hui forme la majorité, ou quelle classe est la plus
pauvre, mais
bien quelle classe se fortifie et quelle classe se désagrège.
Et comme le prolétariat est la seule
classe qui
grandisse et se renforce sans cesse, qui fasse progresser la vie
sociale et
rallie autour de soi tous les éléments révolutionnaires, nous avons le
devoir
de reconnaître en lui la force principale du mouvement actuel, de
rejoindre ses
rangs et de faire nôtre ses tendances progressistes.
Ainsi répondaient les marxistes.
Sans dote les marxistes envisageaient-ils
la vie
dialectiquement, tandis que les populistes raisonnaient en
métaphysiciens,
puisqu'ils se représentent la vie sociale comme une chose qui s'est
figée.
C'est ainsi que la dialectique considère
le
développement de la vie.
Mais il y a mouvement et mouvement. Il y
en a eu un,
dans la vie sociale, lors des "journées de décembre[2]",
au moment où le prolétariat, redressant l'échine, attaquait les dépôts
d'armes
et marchait à l'assaut de la réaction. Mais il faut aussi nommer
mouvement social
le mouvement des années antérieures, du temps où le prolétariat, dans
le cadre
d'une évolution "pacifique", se bornait à déclencher des grèves
isolées et à créer de petits syndicats.
Il est clair que le mouvement prend des
formes
diverses.
La méthode dialectique enseigne que le
mouvement
prend deux formes : la forme évolutive et la forme révolutionnaire.
Le mouvement est évolutif quand les
éléments
progressistes poursuivent spontanément leur travail quotidien et
apportent dans
le vieil ordre de choses de menus changements quantitatifs.
Le mouvement est révolutionnaire quand ces
mêmes
éléments s'unissent, se pénètrent d'une idée commune et s'élancent
contre le
camp ennemi pour anéantir jusqu'à la racine le vieil ordre de choses,
apporter
dans la vie des changements qualitatifs,
instituer un nouvel ordre de choses.
L'évolution prépare la révolution et crée
pour elle
un terrain favorable, tandis que la révolution achève l'évolution et
contribue
à son action ultérieure.
Les mêmes processus ont lieu également
dans la vie de
la nature. L'histoire de la science montre que la méthode dialectique
est une
méthode authentiquement scientifique: à commencer par l'astrologie pour
finir
par la sociologie, partout se confirme l'idée qu'il n'est rien
d'éternel dans
le monde, que tout change, tout se développe. Par conséquent, tout,
doit être
envisagé du point de vue du mouvement, du développement. Et cela
signifie que
l'esprit de la dialectique pénètre toute la science moderne.
Quant aux formes du mouvement, quant au
fait que,
selon la dialectique, les menus changements quantitatifs
aboutissent, en fin de compte, à de grands changements qualitatifs,
cette loi garde toute sa valeur pour l'histoire de la
nature.
Le "système périodique des éléments" de
Mendéléev montre clairement quelle importance a, dans l'histoire de la
nature,
le fait que les changements de qualité naissent des changements de
quantité.
Témoin aussi, dans le domaine de la biologie, la théorie du
néo-lamarckisme,
théorie à laquelle le néo-darwinisme cède la place.
Nous ne disons rien d'autres faits que
Friedrich
Engels a suffisamment mis en lumière dans son Anti-Dühring.
Tel est le fond de la méthode dialectique.
*
* *
Que pensent les anarchistes de la méthode
dialectique
?
On sait que Hegel est le père spirituel de
la méthode
dialectique. Marx a épuré et amélioré cette méthode. Bien entendu, ce
fait est
également connu des anarchistes. Ils savent que Hegel fut un
conservateur et
profitent de l'occasion pour s'attaquer avec véhémence à Hegel, qu'ils
traitent
de partisan de la "restauration" ; ils démontrent avec entrain que
Hegel est un philosophe
de la
restauration... qu'il exalte le constitutionnalisme bureaucratique sous
sa
forme absolue ; que l'idée générale de sa philosophie de l'histoire est
subordonnée à la tendance philosophique de l'époque de la restauration
et
qu'elle la sert, etc..., etc...(Voir le Nobati[3],
n°6
: Article de V. Tcherkézichvili).
L'anarchiste bien connu Kropotkine
"démontre" la même chose dans ses ouvrages. (Voir, par exemple, son
livre : Science et anarchisme, en
langue russe.)
Kropotkine est unanimement soutenu par nos
kropotkiniens, depuis Tcherkézichvili jusqu'à Ch. G. (Voir les numéros
du Nobati.)
Le fait est que, sur ce point, personne ne
discute avec
eux. Au contraire, chacun conviendra que Hegel n'était pas un
révolutionnaire.
Marx et Engels eux-mêmes ont, avant tous les autres, démontré, dans
leur Critique de la critique critique, que
les conceptions historiques de Hegel contredisent foncièrement l'idée
de la
souveraineté du peuple. Néanmoins, les anarchistes "démontrent" et
tiennent à "démontrer" chaque jour que Hegel était partisan de la
"restauration". Pourquoi font-ils cela ? Probablement pour jeter
ainsi le discrédit sur Hegel et faire sentir au lecteur que le
"réactionnaire" Hegel ne peut avoir qu'une méthode
"détestable" et antiscientifique.
C'est ainsi que les anarchistes croient
pouvoir
réfuter la méthode dialectique.
Nous déclarons que, de cette manière, ils
ne
démontreront rien, sinon leur propre ignorance. Pascal et Leibniz
n'étaient pas
des révolutionnaires, mais la méthode mathématique qu'ils ont
découverte est
reconnue aujourd'hui comme étant une méthode scientifique. Mayer et
Helmholtz
n'étaient pas des révolutionnaires, mais leurs découvertes, en
physique, ont
servi de fondement à la science. Lamarck et Darwin n'étaient pas des
révolutionnaires ; cependant, leur méthode évolutionniste a mis sur
pied la
science biologique. Pourquoi ne reconnaîtrait-on pas le fait que, en
dépit de son
conservatisme, Hegel a pu élaborer la méthode scientifique appelée
dialectique
?
Non, de cette
manière, les anarchistes ne démontreront rien, sinon leur propre
ignorance.
Poursuivons. Selon les anarchistes, "la
dialectique, c'est de la métaphysique", et comme ils "veulent
débarrasser la science de la métaphysique, la philosophie de la
théologie", ils repoussent la méthode dialectique. (Voir le Nobati,
n°3 et 9 : Ch. G. Voir aussi Science et anarchisme de
Kropotkine.)
Ah ! ces anarchistes ! Autant vouloir,
comme on dit,
rejeter son péché sur le voisin. La dialectique a mûri dans sa lutte
contre la
métaphysique, elle s'est couverte de gloire dans cette lutte ; mais,
pour les
anarchistes, la dialectique, c'est de la métaphysique !
La dialectique affirme qu'il n'y a rien
d'éternel
dans le monde, que tout passe, que tout change, la nature, la société,
les
moeurs et les coutumes, les idées de justice ; la vérité elle-même
change, et
c'est pourquoi la dialectique considère toute chose avec un esprit
critique ;
c'est pourquoi elle nie la vérité établie une fois pour toute ; par
conséquent,
elle nie aussi les principes abstraits, les "principes dogmatiques tout
faits qu'il ne reste plus, quand on les a découverts qu'à apprendre par
coeur." (Voir Friedrich Engels : Ludwig
Feuerbach)[4]
La métaphysique, elle, nous dit tout autre
chose. Le
monde, pour elle, est quelque chose d'éternel et d'immuable (Voir
Friedrich
Engels : Anti-Dühring) ; il a été,
une fois pour toutes, défini par quelqu'un ou quelque chose. Voilà
pourquoi les
métaphysiciens ont toujours à la bouche les mots de "justice
éternelle" et de "vérité immuable".
Proudhon, le "père spirituel" des
anarchistes, disait qu'il existe dans le monde une justice
immanente établie une fois pour toutes, qui doit être
mise à la base de la société future. Aussi a-t-on appelé Proudhon un
métaphysicien. Marx a combattu Proudhon par la méthode dialectique ; il
a
démontré que, puisque tout change dans le monde, la "justice" doit
également changer et que, par conséquent la "justice immanente" est
un délire métaphysique. (Voir Karl Marx : Misère
de la philosophie.) Mais les disciples géorgiens du métaphysicien
Proudhon
nous répètent sans cesse : "La dialectique de Marx, c'est de la
métaphysique!"
La métaphysique reconnaît certains dogmes
nébuleux
comme, par exemple, l' "inconnaissable", la "chose en soi",
et, en fin de compte, elle dégénère en une théologie creuse. A l'opposé
de
Proudhon et de Spencer, Engels a combattu ces dogmes par la méthode
dialectique.
(Voir Ludwig Feuerbach.) Mais les
anarchistes, — disciples de Proudhon et de Spencer, — nous disent que
Proudhon
et Spencer sont des savants, tandis que Marx et Engels sont des
métaphysiciens
!
De deux choses l'une : ou bien les
anarchistes se
leurrent ; ou bien ils ne savent ce qu'ils disent.
En tout cas, une chose est certaine, c'est
que les
anarchistes confondent le système métaphysique
de Hegel et sa méthode dialectique.
Inutile de dire que le système
philosophique de Hegel, qui s'appuie sur une idée immuable,
est d'un bout à l'autre métaphysique. Mais il n'est pas moins évident
que la méthode dialectique de Hegel, qui nie
toute idée immuable, est d'un bout à l'autre scientifique
et révolutionnaire.
Voilà pourquoi Karl Marx, tout en
soumettant le
système métaphysique de Hegel à une critique impitoyable, a loué en
même temps
sa méthode dialectique. "Rien ne saurait lui en imposer, disait Marx,
parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire." (Voir
le Capital, t. I, Postface[5].)
Voilà pourquoi Engels aperçoit une
différence notable
entre la méthode de Hegel et son système.
Celui qui mettait
l'accent sur le système de Hegel pouvait être
passablement conservateur dans ces deux domaines ; celui qui, en
revanche,
considérait la méthode dialectique
comme l'essentiel, pouvait, tant en religion qu'en politique,
appartenir à
l'opposition la plus extrême. (Voir Ludwig
Feuerbach)[6].
Les anarchistes ne voient pas cette
différence et
répètent, sans réfléchir, que "la dialectique , c'est de la
métaphysique".
Poursuivons. Les anarchistes considèrent
que la
méthode dialectique est un "tissu d'arguties", la "méthode des
sophismes", un "saut périlleux de la logique" (Voir le Nobati,
n°8 : Ch. G.), une méthode
"au moyen de laquelle on prouve avec la même facilité la vérité et le
mensonge". (Voir le Nobati, n°4.
Article de V. Tcherkézichvili.)
Ainsi, pour les anarchistes, la méthode
dialectique
prouve tout aussi bien la vérité que le mensonge.
A première vue, il peut sembler que
l'accusation
lancée par les anarchistes ne soit pas dénuée de fondement. Ecoutez,
par
exemple, ce que dit Engels du partisan de la méthode métaphysique :
... il dit oui, oui, non,
non : ce
qui est au delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou
bien elle
n'existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même
et une
autre. Le positif et le négatif s'excluent absolument. (Voir Anti-Dühring. Introduction)[7].
Comment cela ! s'échauffent les
anarchistes. Est-il
possible qu'un seul et même objet soit à la fois bon et mauvais ? C'est
bien là
un "sophisme", un "jeu de mots", cela veut dire que
"vous voulez prouver avec la même facilité la vérité et le mensonge"
!...
Allons cependant au fond des choses.
Aujourd'hui, nous réclamons une république
démocratique. Pouvons-nous dire que la république soit bonne à tous
égards ou
bien à tous égards mauvaise ? Non, nous ne le pouvons pas ! Pourquoi ?
Parce
que la république démocratique n'est bonne que d'un côté, quand elle
détruit le
régime féodal ; en revanche, elle est mauvaise d'un autre côté, quand
elle
consolide le régime bourgeois. Aussi disons-nous : dans la mesure où la
république démocratique détruit le régime féodal, elle est bonne, et
nous
luttons pour elle ; mais dans la mesure où elle consolide le régime
bourgeois,
elle est mauvaise, et nous luttons contre elle.
Il s'ensuit q'une seule et même république
démocratique est à la fois "bonne" et "mauvaise", — en même
temps "oui" et "non".
On peut en dire autant de la journée de
huit heures :
elle est en même temps "bonne", dans la mesure où elle renforce la
prolétariat, et "mauvaise, dans la mesure où elle consolide le système
du
salariat.
Ce sont précisément ces faits
qu'Engels avaient en vue, quand il définissait, dans les
termes cités plus haut, la méthode dialectique.
Les anarchistes, eux, ne l'ont pas
compris, et cette
idée parfaitement claire leur a paru un "sophisme" nébuleux.
Certes, les anarchistes sont libres de
remarquer ou
de ne pas remarquer ces faits ; ils
peuvent même sur un rivage sablonneux ne pas remarquer le sable, c'est
leur
droit. Mais qu'ils laissent en paix la méthode dialectique qui, à la
différence
de l'anarchisme, ne regarde pas la vie avec des yeux fermés ; qui
perçoit les
pulsations de la vie et dit explicitement : Du moment que la vie change
et est
en mouvement, chaque phénomène de la vie comporte deux tendances :
l'une
positive, l'autre négative ; nous devons défendre la première et
rejeter la
seconde.
Poursuivons encore. Pour nos anarchistes,
le développement
dialectique est un
développement catastrophique, par lequel d'abord le passé se détruit
complètement, puis l'avenir s'affirme tout à fait à part... Les
cataclysmes de
Cuvier étaient enfantés par des causes inconnues : les catastrophes de
Marx et
d'Engels, elles, sont enfantées par la dialectique. (Voir le Nobati, n°8: Ch. G.)
Ailleurs, le même auteur écrit :
Le marxisme s'appuie sur
le
darwinisme et le considère sans esprit critique. (Voir le Nobati,
n°6.)
Qu'on y réfléchisse bien !
Cuvier nie l'évolution darwinienne, il
n'admet que
les cataclysmes ; or, le cataclysme est une explosion inattendue,
"enfantée par des causes inconnues". Les anarchistes
soutiennent que les marxistes se rallient à Cuvier et,
par conséquent,
rejettent le darwinisme.
Darwin nie les cataclysmes de Cuvier, il
admet
l'évolution par degrés. Et voilà que ces mêmes anarchistes prétendent
que
"le marxisme s'appuie sur le darwinisme et le considère sans esprit
critique", c'est-à-dire que les marxistes nient les cataclysmes
de Cuvier.
Bref, les anarchistes accusent les
marxistes de se
rallier à Cuvier et, en même temps, ils leur reprochent de se rallier à
Darwin,
et non à Cuvier.
La voilà bien, l'anarchie ! Elle donne des
verges
pour se faire fouetter ! Il est clair que le Ch. G. du n°8 de Nobati a oublié ce que disait le Ch. G.
du n°6.
Lequel des deux a raison : le n°8 ou le
n°6 ?
Interrogeons les faits. Marx dit :
A un certain stade de
leur
développement, les forces productives matérielles de la société entrent
en
contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui
n'en est
que l'expression juridique, avec les rapports de propriété... Alors
s'ouvre une
époque de révolution sociale... [Mais] une formation sociale ne
disparaît
jamais avant que se soient développées toutes les forces productives
qu'elle
peut contenir... (Voir Karl Marx : Contribution
à la critique de l'économie politique. Préface[8].)
Si l'on applique cette thèse de Marx à la
vie sociale
actuelle, il en résultera qu'entre les forces productives modernes, qui
ont un
caractère social, et la forme
d'appropriation des produits, qui a un caractère privé,
il existe un conflit fondamental, lequel doit aboutir à la
révolution socialiste. (Voir Friedrich Engels : Anti-Dühring,
troisième partie, chapitre II.)
Comme on le voit, ce qui enfante la
révolution, selon
Marx et Engels, ce ne sont pas les "causes inconnues" de Cuvier, mais
des causes sociales, vitales et parfaitement définies, appelées
"développement des forces productives".
Comme on le voit, la révolution se
produit, selon
Marx et Engels, seulement lorsque les forces productives sont
suffisamment
mûres, et non d'une façon inattendue,
comme le pensait Cuvier.
Il est évident qu'il n'y a rien de commun
entre les
cataclysmes de Cuvier et la méthode dialectique de Marx.
D'autre part, le darwinisme ne rejette pas
seulement
les cataclysmes de Cuvier, mais aussi le développement compris dans le
sens
dialectique qui implique la révolution, tandis que du point de vue de
la
méthode dialectique l'évolution et la révolution, les changements
quantitatifs
et qualitatifs sont deux formes nécessaires d'un seul et même mouvement.
Il est évident qu'on ne saurait affirmer
non plus que
"le marxisme... considère le darwinisme sans esprit critique".
Il s'ensuit que le Nobati
se trompe dans les deux cas, dans le n°6 comme dans le n°8.
Enfin, les anarchistes nous reprochent que
la
dialectique... n'offre la possibilité ni de sortir ou de jaillir hors
de soi,
ni de sauter par-dessus soi-même. (Voir le Nobati n°8 : Ch. G.)
Ceci, messieurs les anarchistes, est la
vérité même ;
ici, honorables contradicteurs, vous avez parfaitement raison : la
méthode
dialectique, en effet, n'offre point cette possibilité. Et pourquoi ?
Mais
parce que "jaillir hors de soi et sauter par-dessus soi-même", c'est
l'affaire des chèvres sauvages, tandis que la méthode dialectique a été
créée
pour les hommes.
Voilà tout le secret !...
Tel est en somme le point de vue des
anarchistes sur
la méthode dialectique.
Il est évident que les anarchistes n'ont
pas compris
la dialectique de Marx et d'Engels ; ils ont inventé une dialectique à
eux, et
c'est elle qu'ils combattent avec tant d'acharnement.
Pour nous, il ne nous reste qu'à rire
devant ce
spectacle, car on ne peut s'empêcher de rire lorsqu'on voit un homme
lutter
contre sa propre fantaisie, réfuter ses propres élucubrations et en
même temps
assurer avec feu qu'il terrasse l'adversaire.
II
Ce n'est pas la conscience des hommes qui
détermine
leur être ; c'est, au contraire, leur être social qui détermine leur
conscience[9].
Karl Marx
Nous savons maintenant ce qu'est la
méthode
dialectique.
Qu'est-ce que la théorie matérialiste ?
Tout change dans le monde, tout se
développe dans la
vie, mais comment s'opère ce
changement et sous quelle forme
s'effectue ce changement ?
Nous savons, par exemple, que la terre
était
autrefois une masse incandescente ; puis elle s'est refroidie peu à peu
;
ensuite sont apparus les plantes et les animaux ; le monde animal
s'étant
développé, une espèce déterminée de singe fit son apparition, puis,
enfin,
parut l'homme.
C'est ainsi que s'est développée dans ses
grandes
lignes la nature.
Nous savons aussi que la vie sociale non
plus n'est
pas restée figée. Il fut un temps où les hommes vivaient sous le régime
du
communisme primitif. A cette époque, ils pourvoyaient à leur existence
par la
chasse primitive, ils erraient dans les forêts et s'y procuraient de la
nourriture. Le temps vint où le communisme primitif céda la place au
matriarcat
; à cette époque, les hommes subvenaient à leur besoins surtout en se
livrant à
la culture primitive du sol. Ensuite le matriarcat céda la place au
patriarcat,
époque à laquelle les hommes pourvoyaient à leur existence
principalement par
l'élevage. Plus tard, le patriarcat céda la place au régime de
l'esclavage ; à
cette époque, les hommes pourvoyaient à leur existence par une culture
du sol
relativement plus développée. Au régime de l'esclavage succéda le
servage,
lequel fit place au régime bourgeois.
C'est ainsi que s'est développée, dans ses
grandes
lignes, la vie sociale.
Oui, tout cela est connu... Mais comment ce développement s'est-il opéré : est-ce la
conscience qui
a suscité le développement de la "nature" et de la
"société", ou bien, au contraire, est-ce le développement de la
"nature" et de la "société" qui a suscité le développement
de la conscience ?
C'est ainsi que la théorie matérialiste
pose la
question.
D'aucuns affirment que la "nature" et la
"vie sociale" ont été précédées par une Idée universelle qui, plus
tard s'est trouvée à la base de leur développement, de sorte que
l'évolution
des phénomènes de la "nature"et de la "vie sociale" est,
pour ainsi dire, la forme extérieure, la simple expression du
développement de
l'Idée universelle.
Telle a été, par exemple, la doctrine des idéalistes, qui, avec le temps, se sont
partagés en plusieurs courants.
D'autres affirment que, de tout temps, il
a existé
dans le monde deux forces négatrices l'une de l'autre, l'idée et la
matière, la
conscience et l'être, et que, de ce fait, les phénomènes se divisent à
leur
tour en deux séries — idéale et matérielle —, se niant l'une l'autre en
luttant
entre elles, de sorte que le développement de la nature et de la
société est
une lutte constante entre les phénomènes idéaux et matériels.
Telle a été, par exemple, la doctrine des dualistes, qui, avec le temps, de même
que les idéalistes, se sont partagés en plusieurs courants.
La théorie matérialiste nie radicalement
aussi bien
l'idéalisme que le dualisme.
Certes, il existe dans le monde des
phénomènes idéaux
et matériels, mais cela ne signifie pas du tout qu'ils s'excluent
mutuellement.
Au contraire, le côté idéal et le côté matériel sont deux formes
différentes
d'une seule et même nature ou d'une seule et même société ; on ne peut
les
représenter l'un sans l'autre, ils coexistent, se développent ensemble,
et nous
n'avons, par conséquent, aucune raison de croire qu'ils s'excluent
mutuellement.
Ainsi, ce qu'on appelle le dualisme se
révèle
inconsistante.
La nature, une et indivisible, exprimée
sous deux
formes différentes, matérielle et idéale ; la vie sociale, une et
indivisible,
exprimée sous deux formes différentes, matérielle et : voilà comment
nous
devons considérer le développement de la nature et de la vie sociale.
Tel est le monisme de la théorie
matérialiste.
D'autre part, la théorie matérialiste nie
aussi
l'idéalisme.
Il est faux de penser que le côté idéal,
et, en
général, la conscience dans son développement précède le développement
du côté
matériel. Il n'y avait encore d'êtres vivants que déjà existait une
nature dite
extérieure, "inanimée". Le premier être vivant n'était doué d'aucune
conscience ; il ne possédait qu'une faculté d'irritabilité
et de perception
embryonnaire. Ensuite se développa peu à peu chez les animaux la
faculté de la
perception ; elle devint lentement conscience,
à mesure que se développaient la structure de leur organisme et leur
système
nerveux. Si le singe avait toujours marché quatre pattes sans jamais
redressé
l'échine, son descendant, l'homme, n'aurait pas pu se servir librement
de ses
poumons ni de ses cordes vocales ; il lui aurait donc été impossible
d'user de
la parole, ce qui aurait retardé radicalement le développement de sa
conscience. Ou encore : si le singe ne s'était pas dressé sur ses
pattes de
derrière, son descendant, l'homme, aurait été obligé de marcher
toujours à
quatre pattes, de regarder la terre et d'y puiser ses impressions ; il
n'aurait
pas eu la possibilité de regarder en haut, ni autour de soi et, par
conséquent,
il lui aurait été impossible de procurer à son cerveau plus
d'impressions que
n'en a un quadrupède. Tout cela aurait retardé radicalement le
développement de
la conscience humaine.
Il s'ensuit que, pour développer la
conscience, il
faut telle ou telle structure de l'organisme et tel ou tel
développement de son
système nerveux.
Il s'ensuit que le développement du côté
idéal, de la
conscience, est précédé par celui du
côté matériel, des conditions extérieures : d'abord changent les
conditions
extérieures, le côté matériel, et ensuite
change, en conséquence, la conscience, le côté idéal.
Ainsi l'histoire du développement de la
nature sape
radicalement ce qu'on appelle l'idéalisme.
Il faut en dire autant de l'histoire du
développement
de la société humaine.
L'histoire montre que si, à des époques
différentes,
les hommes ont eu des idées et des désirs différents, c'est parce qu'à
des
époques différentes les hommes luttaient différemment contre la nature
pour
pourvoir à leurs besoins, et que, par conséquent, leurs rapports
économiques
revêtaient un caractère différent. Il fut un temps, où les hommes
luttaient
contre la nature en commun, sur les bases du communisme primitif ; en
ce temps
là, leur propriété, elle aussi, était communiste, et c'est pourquoi ils
ne
distinguaient presque pas le "mien" du "tien" ; leur
conscience était communiste. Le temps vint où la distinction entre le
"mien" et le "tien" pénétra dans la production ; dés lors,
la propriété elle-même prit un caractère privé, individualiste. C'est
pourquoi,
le sentiment de la propriété privée pénétra dans la conscience des
hommes. Et
voici enfin le temps, — le temps d'aujourd'hui, — où la production
prend de
nouveau un caractère social ; par conséquent, la propriété ne tardera
pas à
prendre, à son tour, un caractère social, — et c'est pourquoi le
socialisme
pénètre peu à peu dans la conscience des hommes.
Un simple exemple. Imaginez un cordonnier
qui
possédait un tout petit atelier, mais qui, n'ayant pu soutenir la
concurrence
avec de grands patrons, a dû fermer son atelier et, supposons-le, s'est
fait
embaucher dans une fabrique de chaussures à Tiflis, chez Adelkhanov. Il
s'est
fait embaucher chez Adelkhanov, non pour devenir un ouvrier salarié
permanent,
mais pour amasser de l'argent, se constituer un petit capital et
pouvoir
ensuite rouvrir son atelier. Comme on le voit, la situation de ce
cordonnier
est déjà prolétarienne, mais sa
conscience ne l'est pas encore ; elle
est entièrement petite-bourgeoise. Autrement dit, la situation
petite-bourgeoise de ce cordonnier a déjà
disparu, elle n'existe plus, mais sa
conscience petite-bourgeoise n'a pas encore
disparu, elle est en retard sur sa situation de fait.
Il est évident que là encore, dans la vie
sociale, ce
sont les conditions extérieures, la situation des hommes, qui changent
d'abord,
puis, en conséquence, leur conscience.
Revenons cependant à notre cordonnier.
Comme nous le
savons déjà, il pense amasser de l'argent pour rouvrir son atelier. Le
cordonnier prolétarisé travaille donc, et il s'aperçoit qu'il est très
difficile d'amasser de l'argent, car son salaire lui suffit à peine
pour
pourvoir à son existence. Il remarque, en outre, que ce n'est pas chose
bien
alléchante que d'ouvrir un atelier privé : le loyer du local, les
caprices de
la clientèle, la concurrence des grands patrons et bien d'autres
tracas, tels
sont les soucis qui hantent l'esprit de l'artisan. Or, le prolétaire
est
relativement plus dégagé de tous ces soucis : il n'est inquiété ni par
le client,
ni par le loyer à payer ; le matin, il se rend à la fabrique ; le soir,
il la
quitte "le plus tranquillement du monde" et , le samedi, il met aussi
tranquillement sa "paie" dans sa poche. C'est alors que pour la
première fois, les rêves petits-bourgeois de notre cordonnier les ailes
coupées
; c'est alors que, pour la première fois, des tendances prolétariennes
naissent
dans son âme.
Le temps passe, et notre cordonnier se
rend compte
qu'il manque d'argent pour se procurer le strict nécessaire, qu'il a
grandement
besoin d'une augmentation de salaire. Il s'aperçoit en même temps que
ses
camarades parlent de syndicats et de grèves. Dés lors, notre cordonnier
prend
conscience du fait que, pour améliorer sa situation, il faut lutter
contre les
patrons, et non pas ouvrir un atelier à soi. Il adhère au syndicat,
prend part
au mouvement gréviste, et épouse bientôt les idées socialistes...
C'est ainsi que le changement de la
situation
matérielle du cordonnier entraîne, en fin
de compte, un changement dans sa conscience : d'abord sa situation
matérielle a changé, puis, quelque temps après, c'est sa conscience qui
change
en conséquence.
Il faut en dire autant des classes et de
la société
dans son ensemble.
Dans la vie sociale également, ce sont les
conditions
extérieures qui changent d'abord, les conditions matérielles, puis
changent, en
conséquence, la pensée des gens, leurs moeurs, leurs coutumes, leur
conception
du monde.
Voilà pourquoi Marx dit :
Ce n'est pas la
conscience des
hommes qui détermine leur être ; c'est, au contraire, leur être social
qui
détermine leur conscience[10].
Si nous appelons contenu
le côté matériel, les conditions extérieures, l'être et les autres
phénomènes
de même nature, alors nous pouvons appeler forme
le côté idéal, la conscience et les phénomènes de même nature. D'où la
thèse
matérialiste bien connue : dans le cours du développement, le contenu
précède
la forme, la forme retarde sur le contenu.
Et comme selon Marx, le développement
économique est
la "base matérielle" de la vie sociale, son contenu,
tandis que le développement politique et juridique,
philosophique et religieux, est la "forme idéologique" de ce contenu,
sa "superstructure", Marx tire cette conclusion :
Le changement de la base
économique
bouleverse plus ou moins rapidement
toute l'énorme superstructure[11].
Cela ne veut point dire, assurément, qu'il
faille
prêter à Marx l'idée que le contenu est possible sans la forme, comme
l'a rêvé
Ch. G. (Voir le Nobati, n° 1 :
"Critique du monisme"). Le contenu sans la forme est impossible ;
cependant, telle ou telle forme, étant donné son retard sur le contenu,
ne
correspond jamais entièrement à ce
dernier, et c'est ainsi que le nouveau contenu est "obligé" de
revêtir momentanément l'ancienne forme, ce qui provoque un conflit
entre eux. A
l'heure actuelle, par exemple, au contenu social
de la production ne correspond pas la forme d'appropriation des objets
fabriqués : cette forme a un caractère privé,
et c'est sur ce terrain que se produit le "conflit" social actuel.
D'autre part, l'idée que la conscience est
une forme
de l'être ne signifie pas du tout que la conscience, de par sa nature,
est
aussi de la matière. Seuls pensaient ainsi les matérialistes vulgaires
(par
exemple Büchner et Moleschott), dont les théories contredisent
radicalement le
matérialisme de Marx et qu'Engels a justement raillés dans son Ludwig Feuerbach. D'après le
matérialisme de Marx, la conscience et l'être, l'idée et la matière,
sont deux
formes différentes d'un seul et même phénomène, qui porte le nom
général de
nature ou de société. Donc, l'un n'est pas la négation de l'autre[12]
;
d'autre part, ils ne constituent pas un seul et même phénomène. A la
vérité,
dans le développement de la nature et de la société, la conscience,
c'est-à-dire ce qui s'accomplit dans notre cerveau, est précédée par un
changement matériel correspondant, c'est-à-dire par ce qui s'accomplit
hors de
nous, changement matériel qui, tôt ou tard, sera inévitablement suivi
d'un
changement idéal correspondant.
Fort bien, nous dira-t-on, peut-être même
est-ce
exact en ce qui concerne l'histoire de la nature et de la société. Mais
de
quelle manière naissent, à l'heure actuelle, dans notre esprit, les
différentes
idées et représentations ? Les conditions dites extérieures
existent-elles dans
la réalité, ou bien n'y a-t-il de réel que nos représentations de ces
conditions extérieures ? Et si les conditions extérieures existent,
dans quelle
mesure leur perception et leur connaissance, sont-elles possibles ?
A ce propos, la théorie matérialiste
affirme que nos
représentations, notre "moi" n'existent que pour autant qu'existent
les conditions extérieures, génératrices des impressions, de notre
"moi". Celui qui dit, sans trop y réfléchir, qu'il n'existe rien en
dehors de nos représentations, se voit obligé de nier les conditions
extérieures, quelles qu'elles soient, de nier, par conséquent,
l'existence
d'autres individus, en n'admettant que l'existence de son "moi", ce
qui est absurde et contredit radicalement les principes de la science.
Sans aucun doute, les conditions
extérieures existent
réellement ; ces conditions ont existé avant nous, elles existeront
après nous
; leur perception et leur connaissance seront d'autant plus faciles
qu'elles
agiront avec plus de fréquence et de vigueur sur notre conscience.
Quant à savoir comment surgissent, à l'heure actuelle, dans notre tête, les
différentes idées et
représentations, nous devons remarquer qu'ici se renouvelle en
raccourci ce qui
se produit dans l'histoire de la nature et de la société. Ici
également,
l'objet situé en dehors de nous est antérieur à la représentation que
nous nous
en faisons ; ici également, notre représentation, la forme, retarde sur
l'objet, sur son contenu. Si je regarde et vois un arbre, cela signifie
simplement que, bien avant que la représentation de l'arbre ait surgi
dans ma
tête, existait l'arbre lui-même, qui a fait naître en moi une
représentation
correspondante...
Tel est, en résumé, le contenu de la
théorie
matérialiste de Marx.
On conçoit aisément l'importance de la
théorie
matérialiste pour l'activité pratique des hommes.
Si les conditions économiques changent d'abord, et ensuite, de façon
correspondante, la conscience des hommes, il est
évident que nous devons rechercher la justification de tel ou tel
idéal, non
dans le cerveau des hommes ni dans leur imagination, mais dans le
développement
de leurs conditions économiques. N'est bon et acceptable que l'idéal
qui s'est
formé sur la base d'une étude des conditions économiques. Ne sont bons
à rien
ni acceptables tous les idéals qui ne tiennent pas compte des
conditions
économiques et qui ne s'appuient pas sur leur développement.
Telle est la première conclusion pratique
de la
théorie matérialiste.
Si la conscience des hommes, leurs moeurs
et leurs
coutumes sont déterminées par des conditions extérieures ; si le
caractère
défectueux des formes juridiques et politiques est conditionné par le
contenu
économique, il est évident que nous devons travailler à une refonte
radicale
des rapports économiques pour que changent radicalement les moeurs et
les
coutumes du peuple, ainsi que son régime politique.
Voici ce que Karl Marx dit à ce propos :
Il n'est pas besoin d'une
grande
sagacité pour découvrir que le matérialisme... se rattache... au
socialisme. Si
l'homme tire toute connaissance, sensation, etc..., du monde
sensible... ce qui
importe donc, c'est d'organiser le monde empirique de telle façon qu'il
y fasse
l'expérience et y prenne l'habitude de ce qui est véritablement humain,
qu'il
s'éprouve en qualité d'homme... Si l'homme est non libre au sens
matérialiste
du mot, c'est-à-dire s'il est libre non par la force négative d'éviter
ceci ou
cela, mais par la force positive de faire valoir sa vraie
individualité, il ne
faut pas châtier le crime dans l'individu, mais détruire les foyers
antisociaux
du crime... Si l'homme est formé par les circonstances, il faut former
les
circonstances humainement. (Voir Ludwig
Feuerbach, annexe : "K. Marx sur le matérialisme français du XVIIIe
siècle")[13].
Telle est la seconde conclusion pratique
de la
théorie matérialiste.
Quel est le point de vue des anarchistes
sur la
théorie matérialiste ? de Marx et d'Engels ?
Si la méthode dialectique remonte à Hegel,
la théorie
matérialiste développe plus avant la matérialisme de Feuerbach. Les
anarchistes
le savent fort bien, et ils s'attachent à exploiter les défauts de
Hegel et de
Feuerbach pour dénigrer le matérialisme dialectique de Marx et
d'Engels. En ce
qui concerne Hegel et la méthode dialectique, nous avons déjà indiqué
que ces
subterfuges des anarchistes ne peuvent rien prouver, sino leur propre
ignorance. Il faut en dire autant de leurs attaques contre Feuerbach et
la
théorie matérialiste.
Par exemple, les anarchistes affirment
avec un grand
aplomb que "Feuerbach était un panthéiste" ; qu'il a "divinisé
l'homme" (voir le Nobati, n°7 :
D. Delendi) ; que, "selon Feuerbach, l'homme est ce qu'il mange..." ;
que Marx aurait tiré de là cette conclusion : "Donc, le principal, le
primordial, c'est la situation économique..." (Voir le Nobati,
n°6 : Ch. G.)
Le fait est que personne ne conteste le
panthéisme de
Feuerbach, ni sa déification de l'homme, ni d'autres erreurs analogues.
Au
contraire, Marx et Engels ont, les premiers, révélé les erreurs de
Feuerbach.
Néanmoins les anarchistes estiment nécessaire de "dénoncer" une fois
de plus les erreurs déjà dénoncées. Pourquoi ? Probablement parce que
en s'en
prenant à Feuerbach, ils veulent indirectement dénigrer la théorie
matérialiste
de Marx et d'Engels. Sans doute, si nous considérons les choses sans
parti
pris, nous trouverons certainement que chez Feuerbach, à côté de
pensées
fausses, il y en avait de justes, comme ce fut le cas au cours de
l'histoire,
pour maints autres savants. Mais les anarchistes n'en continuent pas
moins de "dénoncer"...
Nous déclarons, une fois encore, qu'avec
de pareils
subterfuges, ils ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance.
Chose intéressante, les anarchistes (comme
nous le
verrons plus loin) se sont avisés de critiquer la théorie matérialiste
par ouï-dire,
sans la connaître le moins du monde. Ce qui fait qu'ils se contredisent
souvent
l'un l'autre et se démentent mutuellement, et cela, bien entendu, met
nos
"critiques" dans une situation ridicule. Au dire de M.
Tcherkézichvili, par exemple, Marx et Engels auraient détesté la
matérialisme
moniste ; leur matérialisme aurait été vulgaire, et non moniste :
La grande science des
naturalistes,
avec son système évolutionniste, son transformisme et son matérialisme
moniste,
qu'Engels déteste si violemment...
évitait la dialectique, etc... (Voir le Nobati, n°4 :
V. Tcherkézichvili).
Il s'ensuit que le matérialisme des
sciences
naturelles approuvé par Tcherkézichvili et que "détestait" Engels,
était un matérialisme moniste : par
conséquent, il mérite d'être approuvé ; tandis que le matérialisme
de Marx
et d'Engels n'est pas moniste : dés lors, il ne mérite pas d'être
reconnu.
Un autre anarchiste déclare, lui, que le
matérialisme
de Marx et d'Engels est moniste, et c'est
pourquoi il mérite d'être rejeté.
La conception historique
de Marx est
un atavisme hérité de Hegel. D'une façon générale, le matérialisme
moniste d'un
objectivisme absolu et, en particulier, le monisme économique de Marx
sont
impossibles dans la nature et erronés en théorie... Le matérialisme
moniste est
un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la
science...
(Voir le Nobati, n°6 : Ch. G.)
Il s'ensuit que le matérialisme moniste
est
inacceptable, que Marx et Engels ne le détestent pas et que, au
contraire, ils
sont eux-mêmes des matérialistes monistes : il faut donc rejeter le
matérialisme moniste.
L'un tire à hue et l'autre à dia ! Allez
donc savoir
lequel, du premier ou du second, dit la vérité! L'accord ne s'est pas
encore
fait entre eux quant aux qualités ou aux défauts du matérialisme de
Marx ; ils
n'ont pas encore compris eux-mêmes s'il est ou non un matérialisme
moniste ;
ils n'ont pas encore élucidé la question de savoir ce qui est le plus
acceptable : le matérialisme vulgaire ou le matérialisme moniste, —
mais déjà
ils nous assourdissent de leur rodomontades : Vous voyez, nous avons
terrassé
le marxisme !
Oui, oui, si messieurs les anarchistes
continuent
avec ce zèle à démolir réciproquement leurs conceptions, l'avenir, n'en
doutons
pas, leur appartiendra...
Non moins risible est le fait que certains
anarchistes "de renom", en dépit de leur "renommée", ne
connaissent pas encore les divers courants qui se sont faits jour dans
la
science. Ils ignorent, figurez-vous, qu'il existe dans la science
plusieurs
variétés de matérialisme, avec de grandes différences entre elles : il
y a, par
exemple, un matérialisme vulgaire, qui nie le rôle du côté idéal et son
action
sur le côté matériel ; mais il y a aussi le matérialisme dit moniste, —
la
théorie matérialiste de Marx, — qui analyse scientifiquement les
rapports
réciproques entre le côté idéal et le côté matériel. Or, les
anarchistes
confondent ces différentes variétés de matérialisme, ils n'aperçoivent
même pas
les distinctions manifestes qui existent entre elles et déclarent du
même coup
avec le plus grand aplomb : nous régénérons la science !
Ainsi, par exemple, P. Kropotkine proclame
avec
beaucoup d'assurance, dans ses écrits "philosophiques", que
l'anarchisme communiste s'appuie sur la "philosophie matérialiste
moderne" ; cependant, il ne dit pas un mot pour expliquer sur quelle
"philosophie matérialiste" s'appuie l'anarchisme communiste : sur le
matérialisme vulgaire, moniste ou quelque autre. Il ne sait sans doute
pas
qu'il existe, entre les courants du matérialisme, une contradiction
fondamentale, il ne comprend pas que confondre ces courants l'un avec
l'autre,
ce n'est pas "régénérer la science", mais faire preuve d'une
ignorance pure et simple. (Voir Kropotkine : Science et
anarchisme, et aussi l'Anarchie et sa
philosophie).
Il faut en dire autant des disciples
géorgiens de
Kropotkine. Ecoutez :
D'après Engels, et aussi
d'après
Kautsky, Marx a rendu à l'humanité un éminent service en ce qu'il a...,
[entre
autres, découvert] la conception matérialiste. Est-ce vrai ? Nous ne le
pensons
pas, car nous savons... que tous les historiens, savants et philosophes
qui
s'en tiennent au point de vue suivant lequel le mécanisme social est
mis en
mouvement par des conditions géographiques, climato-telluriennes,
cosmiques,
anthropologiques et biologiques, sont
tous des matérialistes. (Voir le Nobati,
n°2).
Il s'ensuit qu'entre le "matérialisme"
d'Aristote et celui de Holbach, ou entre le "matérialisme" de Marx et
celui de Moleschott, il n'y a aucune différence ! Belle critique ! Et
c'est
avec ce bagage de connaissances que ces gens se proposent de rénover la
science
! On n'a pas tort de dire : "Cordonnier, pas plus haut que la chaussure
!..."
Poursuivons. Nos anarchistes "de renom"
ont
entendu dire que le matérialisme de Marx était une "théorie du
ventre" et ils nous le reprochent, à nous, marxistes :
Suivant Feuerbach,
l'homme est ce
qu'il mange. Cette formule a produit un effet magique sur Marx ou
Engels, [ce
qui a fait conclure à Marx que] le principal, le primordial, c'est la
situation
économique, les rapports de production...
A la suite de quoi, les anarchistes nous
font
philosophiquement la leçon :
Dire que l'unique
moyen pour atteindre ce but [la vie sociale] est le manger
et la production économique,
serait une erreur... Si, comme le soutient le monisme, c'était surtout
le manger et la situation économique qui déterminaient
l'idéologie, certains
goinfres seraient des génies. (Voir le Nobati,
n°6 : Ch. G.)
Qu'il est donc aisé de réfuter la
matérialisme de
Marx et d'Engels ! Il suffit d'entendre de la bouche de quelque
demoiselle de
pensionnat des commérages de rue à l'adresse de Marx et d'Engels ; il
suffit de
répéter ces commérages de rue avec un aplomb philosophique dans les
colonnes
d'un Nobati quelconque pour mériter
d'emblée le renom de "critique" du marxisme !
Mais dites nous, messieurs, où est quand,
sur quelle
planète, par quel Marx a-t-il été dit que "le manger
détermine l'idéologie" ? Pourquoi ne citez-vous pas
une seule phrase ni un seul mot des écrits de Marx pour appuyer vos
dires ?
Marx a dit, il est vrai, que la situation économique des hommes
détermine leur
conscience, leur idéologie. Mais qui vous a dit que le et la situation
économique sont la même chose ? Ignorez-vous vraiment que ce phénomène
physiologique qu'est, par exemple, le manger,
se distingue foncièrement de ce phénomène sociologique qu'est, par
exemple, la situation économique des hommes ?
Confondre ces deux phénomènes différents serait pardonnable, disons, de
la part
de quelque demoiselle de pensionnat, mais comment a-t-il pu se faire
que vous,
les "tombeurs de la social-démocratie", les "régénérateurs de la
science", vous repreniez si étourdiment l'erreur des demoiselles de
pensionnat ?
Et d'ailleurs, comment le manger peut-il
déterminer
l'idéologie sociale ? Allons, réfléchissez bien à ce que vous dites :
le
manger, la forme du manger ne changent pas. Autrefois aussi les hommes
mangeaient, mastiquaient et digéraient leur nourriture tout comme
aujourd'hui,
tandis que l'idéologie change constamment. Antique, féodale,
bourgeoise,
prolétarienne, ce sont bien là les formes qu'affecte l'idéologie.
Est-il
concevable que ce qui ne change pas
détermine ce qui change constamment ?
Poursuivons. Selon les anarchistes, le
matérialisme
de Marx, "c'est toujours du parallélisme..." Ou encore :
Le matérialisme moniste
est un
dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la
science...
Marx tombe dans le dualisme parce qu'il représente les rapports de
production
comme une chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme une illusion et une utopie qui est
sans importance, bien qu'elle existe.
(Voir le Nobati, n°6 : Ch. G.)
D'abord, le matérialisme moniste de Marx
n'a rien de
commun avec l'absurde parallélisme. Du point de vue de ce matérialisme,
le côté
matériel, le contenu, précède
nécessairement le côté idéal, la forme. Le parallélisme, lui, rejette
cette
façon de voir et déclare péremptoirement que ni le côté matériel, ni le
côté
idéal ne se précèdent l'un l'autre,
que tous deux se développent ensemble, parallèlement.
En second lieu, même si effectivement
Marx représentait les
rapports de
production comme une chose matérielle, et les aspirations humaines et
la
volonté comme une illusion et une utopie sans importance,
cela signifierait-il que Marx est un
dualiste ? Le
dualiste, on le sait, attribue une égale
importance au côté idéal et au côté matériel, conçus comme deux
principes
opposés. Mais si, d'après vous, Marx place plus haut le côté matériel
et, au contraire,
n'accorde pas d'importance au côté idéal en tant qu' "utopie", où
avez-vous été chercher, messieurs les "critiques", le dualisme de
Marx ?
Troisièmement, quel lien peut-il y avoir
entre le
monisme matérialiste et le dualisme, quand un enfant même sait que le
monisme
part d'un seul principe, — de la
nature ou de l'être, ayant une forme
matérielle et une forme idéale, — tandis que le dualisme part de deux principes,
matériel et idéal, qui, conformément au dualisme, se nient l'un l'autre
?
Quatrièmement, quand donc Marx "a-t-il
représenté les aspirations humaines comme une utopie et une illusion" ?
Il
est vrai que Marx a expliqué "les aspirations humaines et la volonté"
par le développement économique, et lorsque les aspirations de certains
rêveurs
de cabinet ne correspondaient pas à la situation économique, il les
qualifiait
d'utopies. Est-ce à dire que, selon Marx, les aspirations humaines en
général
sont utopiques ? Cela aussi a-t-il vraiment besoin d'être expliqué ?
N'auriez-vous pas lu les paroles de Marx :
L'humanité
ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre. (Voir
c'est-à-dire que l'humanité, en thèse
générale, ne se
propose pas de buts utopiques. Il est clair que notre "critique" ou
bien ne comprend pas ce dont il parle, ou bien dénature sciemment les
faits.
Cinquièmement, qui vous a dit que, selon
Marx et
Engels, "les aspirations humaines et la volonté sont sans importance"
? Pourquoi n'indiquez-vous pas où ils parlent de cela ? Est-ce que dans
le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classe en France, dans
Encore une "accusation" de messieurs les
anarchistes : "On ne peut se représenter la forme sans le contenu..."
: aussi ne peut-on dire que "la forme suit le contenu [retarde sur le
contenu. K.[15]]...
ils 'coexistent'... Dans le cas contraire, le monisme est une
absurdité."
(Voir le Nobati, n°1 : Ch. G.)
Voilà encore notre "savant" qui
s'embrouille un peu. Que le contenu soit inconcevable sans la forme,
c'est
juste. Mais il n'en est pas moins juste que la forme existante ne
correspond
jamais entièrement au contenu existant : la première retarde sur le
second ; le
contenu nouveau revêt toujours, dans une certaine mesure, la forme
ancienne, ce
qui fait qu'entre la forme ancienne et le contenu nouveau il y a
toujours
conflit. C'est sur ce terrain qu'ont lieu les révolutions, et c'est là
qu'apparaît, entre autres, l'esprit révolutionnaire du matérialisme de
Marx.
Les anarchistes "de renom", eux, ne l'ont pas compris, et la faute,
bien entendu, en incombe à eux-mêmes, et non à la théorie matérialiste.
Tel est le point de vue des anarchistes
sur la
théorie matérialiste de Marx et d'Engels, si tant est que l'on peut
appeler
cela un point de vue.
III
LE SOCIALISME
PROLETARIEN
Nous connaissons maintenant la doctrine de
Marx :
nous connaissons sa méthode, nous
connaissons aussi sa théorie.
Quelles sont les conclusions pratiques à
tirer de
cette doctrine ?
Quel lien existe entre le matérialisme
dialectique et
le socialisme prolétarien ?
La méthode dialectique affirme que seule
peut être
progressiste jusqu'au bout, que seul peut briser le joug de l'esclavage
la
classe qui grandit de jour en jour, qui va toujours de l'avant et lutte
inlassablement pour un avenir meilleur. Nous voyons que la seule classe
qui se
développe constamment, qui va toujours de l'avant et lutte pour
l'avenir, c'est
le prolétariat des villes et des campagnes. Nous devons donc servir le
prolétariat et fonder sur lui nos espoirs.
Telle est la première conclusion pratique
à tirer de
la doctrine de Marx.
Mais il y a servir et servir. Bernstein,
lui aussi,
"sert" le prolétariat quand il lui prêche l'oubli du socialisme.
Kropotkine, lui aussi, "sert" le prolétariat quand il lui offre un
"socialisme" communautaire éparpillé, privé d'une large base
industrielle. Karl Marx, lui aussi, sert le prolétariat quand il
l'appelle au
socialisme prolétarien qui s'appuie sur la large base de l'industrie
moderne.
Que devons-nous faire pour que notre
travail profite
au prolétariat ?
Comment devons-nous servir le prolétariat ?
La théorie matérialiste affirme que tel ou
tel idéal
ne peut être vraiment utile au prolétariat que si cet idéal n'est pas
contraire
au développement économique du pays, que s'il répond en tout point aux
exigences de ce développement. Le développement économique du régime
capitaliste montre que la production moderne prend un caractère social
et que le
caractère social de la production nie radicalement la propriété
capitaliste
existante. Par conséquent, notre tâche principale est de contribuer à
abolir la
propriété capitaliste et à instaurer la propriété socialiste. Cela
signifie que
la théorie de Bernstein, qui prêche l'oubli du socialisme, contredit
foncièrement les exigences du développement économique; elle sera
préjudiciable
au prolétariat.
Le développement économique du régime
capitaliste
montre ensuite que la production moderne s'étend chaque jour davantage,
qu'elle
ne tient plus dans le cadre de villes ou de provinces isolées ; qu'elle
fait
sauter sans cesse ce cadre et s'étend au territoire de l'Etat tout
entier. Par
conséquent, il nous faut applaudir à l'élargissement de la production
et admettre
pour base du socialisme futur, non point des villes et des communes
isolées,
mais le territoire un et indivisible de l'Etat tout entier, territoire
qui,
dans l'avenir, bien entendu, s'étendra de plus en plus. Cela signifie
que la
théorie de Kropotkine, qui confine le socialisme futur dans le cadre de
villes
ou de communes isolées, va à l'encontre d'une extension vigoureuse de
la
production ; elle sera préjudiciable au prolétariat.
Lutter pour une large
vie socialiste, en tant qu'objectif principal,
voilà comment nous devons servir le prolétariat.
Telle est la seconde conclusion pratique à
tirer de
la doctrine de Marx.
Il est clair que le socialisme prolétarien
découle
directement du matérialisme dialectique.
Qu'est-ce que le socialisme prolétarien ?
Le régime actuel est capitaliste. Cela
veut dire que
le monde est divisé en deux camps opposés, celui d'une petite poignée
de
capitalistes et celui de la majorité : les prolétaires. Ces derniers
travaillent jour et nuit, mais ils n'en restent pas moins pauvres. Les
capitalistes ne travaillent pas, mais ils n'en sont pas moins riches.
Cela ne
vient pas de ce que les prolétaires manqueraient d'intelligence, tandis
que les
capitalistes auraient du génie : c'est parce que les capitalistes
s'approprient
le fruit du travail des prolétaires, parce que les capitalistes
exploitent les
prolétaires.
Pourquoi sont-ce les capitalistes qui
s'approprient
le fruit du travail des prolétaires et non pas les prolétaires
eux-mêmes ?
Pourquoi les capitalistes exploitent-ils les prolétaires et on
inversement ?
Parce que le capitalisme repose sur la
production
marchande : tout prend ici la forme d'une marchandise, partout règne le
principe de l'achat et de la vente. Vous pouvez acheter
non seulement les objets de consommation, les
aliments, mais aussi la force de travail des hommes, leur sang, leur
conscience. Les capitalistes savent tout cela, et ils achètent la force
de
travail des prolétaires, ils les embauchent. Cela signifie qu'ils
deviennent
les maîtres de la force de travail qu'ils achètent. Les prolétaires,
eux,
perdent tout droit sur la force de travail qu'ils ont vendue.
C'est-à-dire que
le produit de cette force de travail n'appartient plus aux prolétaires,
mais
uniquement aux capitalistes, qui empochent ce produit. Il se peut que
la force
de travail que vous avez vendue produise pour cent roubles de
marchandises par
jour, cela ne vous regarde pas et ne vous appartient pas ; cela regarde
uniquement les capitalistes et leur appartient ; vous n'avez à toucher
que
votre salaire journalier, qui suffira peut-être à satisfaire vos
besoins
immédiats, si, bien entendu, vous menez une vie économe. Bref, les
capitalistes
achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent, et
c'est
pourquoi ils s'approprient le fruit du travail des prolétaires, c'est
pourquoi
ce sont eux qui exploitent les prolétaires ; et non inversement.
Mais pourquoi sont-ce les capitalistes,
précisément,
qui achètent la force de travail des prolétaires ? Pourquoi les
capitalistes
embauchent-ils les prolétaires, et non inversement ?
Parce que le principe fondamental du
régime
capitaliste est la propriété privée des instruments et moyens de
production.
Parce que les fabriques, les usines, la terre et le sous-sol, les
chemins de
fer, les machines et les autres moyens de production sont devenus la
propriété
privée d'une petite poignée de capitalistes. Parce que les prolétaires
sont
privés de tout cela. Voilà pourquoi les capitalistes embauchent les
prolétaires
pour mettre en marche fabriques et usines, sinon ils ne tireraient
aucun profit
de leurs instruments et moyens de production. Voilà pourquoi les
prolétaires
vendent leur force de travail aux capitalistes, car autrement, ils
mourraient
de faim.
Tous ces faits mettent en lumière le
caractère
général de la production capitaliste. D'abord, il va de soi que la
production
capitaliste ne peut être quelque chose d'uni et d'organisé : elle est
tout
entière morcelée en entreprises privées de tels ou tels capitalistes.
En second
lieu, il n'est pas moins évident que le but immédiat de cette
production
morcelée n'est point de satisfaire les besoins de la population, mais
de
produire des marchandises destinées à la vente en vue d'augmenter les
profits
des capitalistes. Mais comme tout capitaliste cherche à augmenter ses
profits,
chacun d'eux s'applique à produire le plus de marchandises possible, ce
qui
fait que le marché est bien vite saturé, que les prix des marchandises
baissent, — et c'est la crise générale qui survient.
Ainsi, les crises, le chômage, les arrêts
de la
production, l'anarchie de la production, etc... sont le résultat direct
du
caractère inorganisé de la production capitaliste moderne.
Et si ce régime social inorganisé n'est
pas encore
détruit pour le moment, s'il résiste encore vigoureusement aux attaques
du
prolétariat, cela s'explique avant tout par le fait qu'il est défendu
par
l'Etat capitaliste, par le gouvernement capitaliste.
Tel est le fondement de la société
capitaliste.
*
* *
Il ne fait pas de doute que la société
future
reposera sur une tout autre base.
La société future sera une société
socialiste. Cela
veut dire avant tout qu'il n'y aura point de classes : il n'y aura ni
capitalistes ni prolétaires, et, par suite, pas d'exploitation. Il n'y
aura là
que des travailleurs unis dans un labeur collectif.
La société future sera une société
socialiste. Cela
veut dire aussi qu'avec l'exploitation seront supprimés la production
marchande, la vente et l'achat. Il n'y aura dons point de place pour
les
acheteurs et les vendeurs de la force de travail, pour les employeurs
et les
salariés. Il n'y aura que des travailleurs libres.
La société future sera une société
socialiste. Cela
veut dire, enfin, qu'avec le travail salarié sera abolie toute
propriété privée
des instruments et moyens de production ; il n'y aura là ni prolétaires
pauvres, ni riches capitalistes, — il n'y aura que des travailleurs
possédant
en commun toute la terre et le sous-sol, toutes les forêts, toutes les
fabriques et usines, tous les chemins de fer, etc...
Comme on le voit, le but principal de la
production
future consistera à satisfaire directement les besoins de la société,
et non à
produire des marchandises destinées à la vente en vue d'augmenter les
profits
des capitalistes. Il n'y aura pas de place pour la production
marchande, de
lutte pour les profits, etc...
Il est évident aussi que la production
future sera
organisée sur le mode socialiste : ce sera une production hautement
développée
qui tiendra compte des besoins de la société et produira exactement la
quantité
nécessaire à la société. Il n'y aura point de place pour une production
éparpillée, ni pour la concurrence, ni pour les crises, ni pour le
chômage.
Là où les classes n'existent pas, là où il
n'y a ni
riches ni pauvres, l'Etat devient inutile, et inutile le pouvoir
politique qui
opprime les pauvres et défend les riches. Par conséquent, la société
capitaliste n'aura pas besoin de maintenir le pouvoir politique.
Voilà pourquoi Karl Marx disait dés 1846 :
La classe laborieuse
substituera,
dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une
association
qui exclura les classes et leur antagonisme et il n'y aura plus
de pouvoir politique proprement dit... (Voir Misère de
la philosophie)[16].
Voilà
pourquoi Engels disait en 1884 :
Ainsi l'Etat n'a pas
existé de tout
temps. Il y a eu des sociétés qui s'en sont passé, qui n'avaient pas la
moindre
idée de l'Etat ni d'un pouvoir d'Etat. A un certain degré du
développement
économique, impliquant nécessairement la division de la sociétés en
classes,
l'Etat est devenu... une nécessité, mais devient un obstacle direct à
la
production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu'elles
sont
apparues. Avec la disparition des classes
disparaîtra inéluctablement l'Etat. La société qui réorganisera la
production sur la base de l'association libre et égale des producteurs,
renverra la machine d'Etat à la place qui lui revient : au musée des
antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. (Voir L'Origine
de la famille et de la propriété privée et de l'Etat)[17].
D'autre part , il va de soi que pour
administrer les
affaires publiques, à côté des bureaux locaux où seront concentrés les
divers
renseignements, la société socialiste aura besoin d'un bureau central
de
statistique, qui sera chargé de s'informer des besoins de toute la
société pour
répartir ensuite, d'une façon adéquate, les divers emplois entre les
travailleurs. Il faudra aussi convoquer des conférences et surtout des
congrès,
dont les décisions seront, jusqu'au congrès suivant, absolument
obligatoires
pour les camarades mis en minorité.
Il est évident enfin que, dans la future
société
socialiste, le travail libre et fraternel devra entraîner à sa suite
une
satisfaction non moins fraternelle et complète de tous les besoins.
Cela
signifie que si la société future demande à chacun de ses membres juste
autant
qu'il peut en fournir, la société, à son tour, sera tenue de délivrer à
chacun
la quantité de produits dont il aura besoin. De chacun selon ses
capacités, à
chacun selon ses besoins ! telle est la base sur laquelle doit être
créé le
futur régime collectiviste. Certes, au premier
stade du socialisme, quand des éléments non encore habitués au travail
se
plieront à la vie nouvelle, que les forces productives, elles non plus,
ne
seront pas suffisamment développées et qu'il existera encore un travail
"dur" et un travail "facile", l'application du principe
"à chacun selon ses besoins" sera sans doute très difficile : aussi
la société sera-t-elle obligée de prendre momentanément
une autre voie, une voie moyenne. Mais il est également certain que
lorsque la
société future aura creusé son lit et que les survivances du
capitalisme auront
été extirpées, le seul principe répondant à la société socialiste sera
le
principe mentionné plus haut.
Ainsi Marx disait en 1875 :
Dans une phase supérieure
de la
société communiste [c'est-à-dire de la société socialiste], quand
auront
disparu l'asservissante subordination des individus à la division du
travail,
et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail
manuel
; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais
deviendra
lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement
multiple des
individus, les forces productives se seront accrues, elles aussi,
...alors
seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement
dépassé
et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses
capacités, à chacun selon ses besoins". (Voir Critique du
programme de Gotha)[18].
Tel est, dans ses grandes lignes, la
tableau de la
future société socialiste d'après la théorie de Marx.
Fort bien. Mais la réalisation du
socialisme est-elle
concevable ? Peut-on supposer que l'homme saura se défaire de ses
"habitudes de sauvage" ?
Ou encore : si chacun doit recevoir selon
ses
besoins, peut-on supposer que le niveau des forces productives de la
société
socialiste sera suffisant pour le permettre ?
La société socialiste suppose des forces
productives
suffisamment développées et une conscience socialiste, une éducation
socialiste
des hommes. Ce qui entrave le développement des forces productives
actuelles,
c'est la propriété capitaliste existante. Mais si l'on tient compte que
dans la
société future cette propriété n'existera pas, il est clair que les
forces
productives décupleront. Il ne faut pas oublier non plus que, dans la
société
future, les centaines de milliers de parasites actuels ainsi que les
chômeurs,
s'attelleront à la besogne et viendront grossir les rangs des
travailleurs, ce
qui contribuera sensiblement au développement des forces productives.
En ce qui
concerne les conceptions et les sentiments "sauvages" des hommes, ils
ne sont pas aussi éternels que d'aucuns le supposent : il fut un temps,
celui
du communisme primitif, où l'individu ne reconnaissait pas la propriété
privée
; puis vint le temps de la production individuelle, où la propriété
privée
s'empara des sentiments et de l'esprit des hommes ; et voici venir un
temps
nouveau, celui de la production socialiste, — faudra-t-il donc
s'étonner si les
sentiments et l'esprit des hommes se pénètrent de tendances socialistes
?
Est-ce que l'être ne détermine pas les "sentiments" et les
conceptions des gens ?
Mais où sont les preuves que le régime
socialiste
sera inévitablement instauré ? Le socialisme suivra-t-il inévitablement
le
développement du capitalisme d'aujourd'hui ? Autrement dit : d'où
tenons-nous
que le socialisme prolétarien de Marx est autre chose q'un doux rêve,
une
fantaisie ? Quelles preuves scientifiques possédons-nous ?
L'histoire montre que la forme de
propriété dépend
directement de la forme de production, ce qui fait qu'avec le
changement de la
forme de production, tôt ou tard, la forme de la propriété change
inévitablement. Il fut un temps où la propriété avait un caractère
communiste,
où les forêts et les champs, dans lesquels erraient les hommes
primitifs,
appartenaient à tout le monde, et non à des particuliers. Pourquoi la
propriété
communiste existait-elle alors ? Parce que la production était
communiste, le
travail se faisait en commun, collectivement : on travaillait tous
ensemble et
l'on ne pouvait se passer l'un de l'autre. Un autre temps est venu,
celui de la
production petite-bourgeoise, où la propriété a pris un caractère
individualiste (privé) et où tout ce qui est nécessaire à l'homme (à
l'exception, bien entendu, de l'air, de la lumière du soleil etc...) a
été
reconnu propriété privée. Pourquoi ce changement s'est-il produit?
Parce que la
production était devenue individualiste, chacun s'est mis à travailler
pour son
propre compte, blotti dans son coin. Enfin vient le temps de la grande
production capitaliste, où des centaines et des milliers d'ouvriers se
réunissent sous le même toit, dans une même fabrique, et accomplissent
le
travail en commun. Ici, on ne voit plus de travail isolé, à l'ancienne
mode,
comme au temps où chacun tirait de son côté. Ici, chaque ouvrier et
tous les
ouvriers de chaque atelier sont étroitement liés par le travail aux
camarades
de leur atelier et à ceux des autres ateliers. Il suffit qu'un atelier
quelconque s'arrête pour que les ouvriers de toute la fabrique restent
sans
travail. Comme on le voit, le processus de production, le travail, a
déjà pris
un caractère social, il a acquis un aspect socialiste. Il en est ainsi
non
seulement dans chaque fabrique, mais encore dans des secteurs entiers
et entre
les secteurs divers de la production : il suffit que les ouvriers des
chemins
de fer se mettent en grève pour que la production se trouve dans une
situation
difficile ; il suffit que la production du pétrole ou du charbon
s'arrête pour
que, peu de temps après, des fabriques et des usines entières ferment
leurs
portes. Il est clair qu'ici le processus de production a pris un
caractère
social, collectiviste. Et comme le caractère privé de l'appropriation
ne
correspond plus au caractère social de la production, comme le travail
collectif d'aujourd'hui doit nécessairement amener la propriété
collective, il
va de soi que le régime socialiste succèdera au capitalisme aussi
inévitablement
que le jour succède à la nuit.
C'est ainsi que l'histoire justifie
l'inéluctabilité
du socialisme prolétarien de Marx.
*
* *
L'histoire nous apprend que la classe ou
le groupe
social qui joue le rôle principal dans la production sociale et en
détient les
principales fonctions, doit, avec le temps devenir inévitablement le
maître de
cette production. Il fut un temps, celui du matriarcat, où les femmes
étaient
maîtresses de la production. Comment l'expliquer ? C'est que, dans la
production de ce temps-là, dans l'agriculture primitive, les femmes
jouaient le
rôle principal, elles exerçaient les fonctions principales, alors que
les
hommes erraient dans les forêts en quête de gibier. Puis vint le temps
du
patriarcat, où les hommes occupèrent la situation prédominante dans la
production. Pourquoi ce changement est-il survenu ? Parce que, dans la
production d'alors, dans l'économie fondée sur l'élevage, où les
principaux
instruments de production étaient le javelot, le lasso, l'arc et la
flèche, le
rôle principal revenait aux hommes... Vient le temps de la grande
production
capitaliste, où les prolétaires commencent à tenir le rôle principal
dans la
production ; où toutes les fonctions principales dans le domaine
passent entre
leurs mains ; où sans eux la production ne peut exister un seul jour
(rappelons-nous les grèves générales) ; où les capitalistes, loin
d'être
nécessaires à la production, deviennent pour elle un obstacle.
Qu'est-ce que
cela signifie ? Cela signifie ou bien que toute la vie sociale sera
entièrement
détruite, ou bien que le prolétariat doit, tôt ou tard, mais
inévitablement,
devenir le maître de la production moderne, son seul propriétaire, son
propriétaire socialiste.
Les crises industrielles d'aujourd'hui,
qui sonnent
le glas de la propriété capitaliste et posent de front la question : ou bien le capitalisme, ou bien le
socialisme, rendent cette
conclusion parfaitement évidente, elles font nettement apparaître le
parasitisme des capitalistes et le triomphe inévitable du socialisme.
Voilà comment l'histoire justifie encore
l'inéluctabilité du socialisme prolétarien de Marx.
Ce n'est point sur du sentimentalisme, ni
sur une
notion abstraite de "justice", ni sur l'amour du prolétariat, mais
sur les principes scientifiques rappelés plus haut que repose le
socialisme
prolétarien.
Voilà pourquoi le socialisme prolétarien
est aussi
appelé "socialisme scientifique".
Dés 1877, Engels disait :
Si, pour croire au
bouleversement en
marche du mode actuel de répartition des produits du travail..., nous
n'avions
pas de certitude meilleure que la conscience de l'injustice de ce mode
de
répartition et la conviction de la victoire finale du droit, nous
serions bien
mal en point et nous pourrions attendre longtemps.
L'essentiel, ici, c'est que
... les forces
productives
engendrées par le mode de production capitaliste moderne ainsi que le
système
de répartition des biens qu'il a créé, sont entrées en contradiction
flagrante
avec ce mode de production lui-même, au point de rendre nécessaire un
bouleversement du mode de production et de répartition éliminant toutes
les
différences de classe, si l'on ne veut pas voir périr toute la société
moderne.
C'est sur ce fait matériel palpable..., et non dans les idées de tel ou
tel
théoricien en chambre sur le juste et l'injuste, que se fonde la
certitude de
la victoire du socialisme moderne. (Voir Anti-Dühring)[19].
Cela ne signifie certes pas que, dés
l'instant où le
capitalisme se décompose, on peut instaurer le régime socialiste à tout
moment,
quand bon nous semblera. Ainsi pensent seulement les anarchistes et
autres
idéologues petits-bourgeois. L'idéal socialiste n'est pas l'idéal de
toutes les
classes. C'est l'idéal du prolétariat seulement, et toutes les classes
ne sont
pas directement intéressées à sa réalisation, mais seulement le
prolétariat.
Par conséquent, tant que le prolétariat ne forme qu'une faible partie
de la
société, l'instauration du régime socialiste est impossible. La ruine
de
l'ancienne forme de production, l'élargissement toujours croissant de
la
production capitaliste et la prolétarisation de la majorité de la
société,
telles sont les conditions nécessaires à la réalisation du socialisme.
Mais
cela ne suffit pas encore. La majeure partie de la société peut-être
déjà
prolétarisée, sans que toutefois le socialisme se réalise. Car pour
réaliser le
socialisme, il faut, en outre, que le prolétariat ait une conscience de
classe,
qu'il se soit rassemblé et qu'il sache prendre en main sa propre cause.
Pour
arriver à tout cela, il faut ce qu'on appelle la liberté politique,
c'est-à-dire la liberté de parole, de la presse, des grèves et des
associations, en un mot la liberté de la lutte de classe. Or, la
liberté
politique n'est pas assurée partout de façon égale. Aussi, les
conditions dans
lesquelles le prolétariat aura à soutenir sa lutte ne lui sont-elles
pas
indifférentes : autocratie féodale (Russie), monarchie
constitutionnelle
(Allemagne), république de grande bourgeoisie (France) ou république
démocratique (que réclame la social-démocratie de Russie). La liberté
politique
est assurée de la façon la meilleure et la plus complète dans une
république
démocratique, naturellement dans la mesure où elle peut l'être en
régime
capitaliste. Aussi, tous les partisans du socialisme prolétarien
travaillent-ils
nécessairement à instaurer une république démocratique, qui est le
meilleur
"pont" pour passer au socialisme.
Voilà pourquoi le programme marxiste, dans
les
conditions actuelles, comporte deux parties : un programme
maximum, qui s'assigne pour but le socialisme, et un programme
minimum, qui se propose de
frayer un chemin vers le socialisme par la république démocratique.
*
* *
Comment le prolétariat doit-il agir, dans
quelle voie
doit-il s'engager pour réaliser consciemment son programme, renverser
le
capitalisme et construire le socialisme ?
La réponse est claire : le prolétariat ne
pourra
arriver au socialisme en se réconciliant avec la bourgeoisie. Il doit
absolument engager la lutte qui doit être une lutte de classe, la lutte
de
l'ensemble du prolétariat contre toute la bourgeoisie. Ou bien la
bourgeoisie
avec son capitalisme, ou bien le prolétariat avec son socialisme !
Voilà sur
quelle base doit reposer l'action du prolétariat, sa lutte de classe.
Mais la lutte de classe du prolétariat
affecte des
formes variées. La lutte de classe, c'est, par exemple, la grève, —
partielle
ou générale, peu importe. La lutte de classe, c'est, sans aucun doute,
le
boycottage, le sabotage. La lutte de classe, ce sont encore les
manifestations,
les démonstrations, la participation aux institutions représentatives,
etc...,
qu'il s'agisse de parlements nationaux ou d'organes administratifs
locaux. Ce
sont là les différentes formes d'une seule et même lutte de classe.
Nous
n'allons pas examiner ici quelle forme de lutte a le plus d'importance
pour le
prolétariat dans sa lutte de classe. Notons seulement qu'en son temps
et lieu,
chacune d'elles est certainement nécessaire, comme moyen indispensable
de
développer sa conscience et son organisation. Or, la conscience et
l'organisation sont aussi nécessaires au prolétariat que l'air qu'il
respire.
Il convient cependant de remarquer aussi que toutes ces formes de lutte
ne sont
pour le prolétariat que des moyens préparatoires
; qu'aucune des ces formes, prise isolément, ne constitue un moyen décisif, par lequel le prolétariat
serait en mesure d'abattre le capitalisme. Il est impossible d'abattre
le
capitalisme uniquement par la grève générale : celle-ci peut seulement
préparer
certaines conditions pour atteindre ce but. On ne conçoit pas que le
prolétariat puisse renverser le capitalisme par sa seule participation
au
parlement : on ne peut à l'aide du parlementarisme que préparer
certaines
conditions pour renverser le capitalisme.
Quel est donc le moyen décisif
par lequel le prolétariat renversera le régime capitaliste?
Ce moyen, c'est la révolution
socialiste.
Grèves, boycottages, parlementarisme,
manifestations,
démonstrations, toutes ces formes de lutte sont bonnes en tant que
moyens
destinés à préparer et à organiser la prolétariat. Mais aucun de ces
moyens
n'est suffisant pour supprimer l'inégalité existante. Il faut que tous
ces
moyens soient réunis en un moyen principal et décisif ; il faut que le
prolétariat se lève et lance une attaque décisive contre la bourgeoisie
pour
détruire le capitalisme de fond en comble. Ce moyen principal et
décisif, c'est
la révolution socialiste.
On ne saurait considérer la révolution
socialiste
comme une attaque par surprise et de brève durée. C'est une lutte de
longue
haleine, au cours de laquelle les masses prolétariennes triomphent de
la
bourgeoisie et s'emparent de ses positions. Et comme la victoire du
prolétariat
lui permettra en même temps d'instaurer sa domination sur la
bourgeoisie
vaincue ; comme, au moment de la collision
des classes, la défaite de l'une signifiera la domination de
l'autre, le
premier stade de la révolution socialiste sera la domination politique
du
prolétariat sur la bourgeoisie.
La dictature
socialiste du prolétariat, la prise du pouvoir par le prolétariat,
voilà
par quoi doit commencer la révolution socialiste.
Cela veut dire que, tant que
la bourgeoisie n'est pas entièrement vaincue, tant que ses
richesses n'auront pas été confisquées, le prolétariat devra absolument
disposer d'une force militaire ; il devra absolument, comme ce fut le
cas pour
le prolétariat pendant
La dictature socialiste du prolétariat lui
est
nécessaire pour qu'il puisse, par ce moyen, exproprier la bourgeoisie,
lui
confisquer la terre, les forêts, les fabriques et les usines, les
machines, les
chemins de fer, etc...
L'expropriation de la bourgeoisie, voilà
ce que doit
amener la révolution socialiste.
Tel est le moyen principal et décisif par
lequel le
prolétariat renversera le régime capitaliste d'aujourd'hui.
Aussi Karl Marx disait-il dés 1847 :
... La première étape
dans la
révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe
dominante...
Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher
petit à
petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les
instruments
de production dans les mains... du prolétariat organisé en classe
dominante...
(Voir le Manifeste communiste)[20].
Telle est la voie que doit suivre le
prolétariat s'il
veut réaliser le socialisme.
De ce principe général découlent toutes
les autres
conceptions tactiques. Les grèves, le boycottage, les démonstrations,
le
parlementarisme n'ont d'importance que dans la mesure où ils
contribuent à
organiser le prolétariat, à renforcer et à élargir ses organisations en
vue
d'accomplir la révolution socialiste.
*
* *
Ainsi, la révolution socialiste est
nécessaire pour
réaliser le socialisme; et la révolution socialiste doit commencer par
la
dictature du prolétariat, c'est-à-dire que le prolétariat doit
s'emparer du
pouvoir politique et s'en servir pour exproprier la bourgeoisie.
Mais, pour tout cela, il faut que le
prolétariat soit
organisé, groupé, uni; il faut que de fortes organisations
prolétariennes
soient créées et qu'elles grandissent sans discontinuer.
Quelles formes doivent prendre les
organisations du
prolétariat ?
Les organisations de masse les plus
répandues sont
les syndicats et les coopératives ouvrières (notamment les coopératives
de
production et de consommation). Le but des syndicats est de lutter
(principalement) contre le capital industriel, afin d'améliorer le
condition
des ouvriers dans le cadre du capitalisme actuel. Le but des
coopératives est
de lutter (principalement) contre le capital commercial pour augmenter
la
consommation des ouvriers en réduisant le prix des articles de première
nécessité, naturellement dans le cadre de ce même capitalisme.
Syndicats et
coopératives sont, sans contredit, nécessaires au prolétariat en tant
que
moyens tendant à organiser la masse prolétarienne. Aussi, du point de
vue du
socialisme prolétarien de Marx et d'Engels, le prolétariat doit-il se
saisir de
ces deux formes d'organisation, les consolider et les renforcer, — bien
entendu, dans la mesure où les conditions politiques existantes le lui
permettent.
Cependant, les syndicats et les
coopératives à eux
seuls, ne peuvent suffire aux besoins d'organisation du prolétariat en
lutte.
Cela, parce que les dites organisations ne peuvent sortir du cadre du
capitalisme, leur but étant d'améliorer la condition des ouvriers dans
ce
cadre. Mais les ouvriers veulent se libérer entièrement de l'esclavage
capitaliste ; ils veulent briser ce cadre, et pas seulement y évoluer.
Par
conséquent, il faut encore une autre organisation, qui ralliera autour
d'elle
les éléments conscients parmi les ouvriers de toutes les professions,
fera du
prolétariat une classe consciente et s'assignera comme but principal la
destruction du régime capitaliste, la préparation de la révolution
socialiste.
Cette organisation est le Parti
social-démocrate du
prolétariat.
Ce parti doit être un parti de classe,
absolument
indépendant des autres partis. Cela, parce qu'il est le parti de la
classe des
prolétaires, dont l'affranchissement ne peut être que leur oeuvre.
Ce parti doit être un parti
révolutionnaire. Cela,
parce que l'affranchissement des ouvriers n'est possible que par la
voie
révolutionnaire, à l'aide la révolution socialiste.
Ce parti doit être un parti international,
dont les
portes doivent être ouvertes à tout prolétaire conscient. Cela, parce
que
l'affranchissement des ouvriers, n'est pas une question nationale, mais
sociale, dont la signification est le même aussi bien pour le
prolétaire
géorgien que pour le prolétaire russe et les prolétaires des autres
nations.
Il s'ensuit donc que plus les prolétaires
des
différentes nations se grouperont étroitement, plus les barrières
nationales
dressées entre eux seront détruites à fond, et plus fort sera le parti
du
prolétariat, plus facile l'organisation du prolétariat en une classe
indivisible.
Il faut donc, autant que possible,
appliquer dans les
organisations du prolétariat le principe du centralisme en l'opposant à
l'éparpillement fédéraliste, — qu'il s'agisse du parti, des syndicats,
ou des
coopératives, peu importe.
Il est non moins certain que toutes ces
organisations
doivent reposer sur une base démocratique, naturellement dans la mesure
où les
conditions politiques et autres ne s'y opposent pas.
Quels doivent être les rapports entre le
parti d'un
côté, et les coopératives et les syndicats de l'autre ? Ces derniers
doivent-ils être des organisations liées au part ou sans-parti? La
solution de
ce problème dépend de la question de savoir où et dans quelles
conditions le
prolétariat doit lutter. Il est hors de doute, en tout cas, que
syndicats et
coopératives se développent d'autant mieux qu'ils entretiennent des
rapports
d'amitié plus étroits avec le parti socialiste du prolétariat. Cela
parce, que
ces deux organisations économiques, si elles ne sont pas proches d'un
parti
socialiste fort, dégénèrent souvent, oublient les intérêts généraux de
classe
au profit des intérêts étroitement corporatifs et portent par là un
grand
préjudice au prolétariat. Aussi est-il nécessaire, dans tous les cas,
d'assurer
l'influence politique et idéologique du parti sur les syndicats et les
coopératives. C'est à cette condition seulement que les dites
organisations
deviendront une école du socialisme, qui organisera en une classe
consciente
les groupes disséminés du prolétariat.
Telles sont, dans leurs grandes lignes,
les
caractéristiques du socialisme prolétarien de Marx et d'Engels.
*
* *
Que pensent du socialisme prolétarien les
anarchistes
?
Il faut savoir tout d'abord que le
socialisme
prolétarien n'est pas simplement une doctrine philosophique. C'est la
doctrine
des masses prolétariennes, leur étendard : les prolétaires du monde
l'honorent
et "s'inclinent" devant lui. Par conséquent, Marx et Engels ne sont
pas simplement les fondateurs d'une "école" philosophique quelconque
: ils sont les chefs vivants du monde prolétarien vivant, qui grandit
et se
fortifie chaque jour. Quiconque combat cette doctrine, quiconque veut
la
"renverser", doit tenir exactement compte de tout cela pour ne pas se
briser inutilement le crâne dans une lutte inégale. C'est ce que
messieurs les
anarchistes savent parfaitement. Aussi recourent-ils dans la lutte
contre Marx
et Engels à une arme tout à fait inusitée et neuve en son genre.
Quelle est donc cette nouvelle arme ?
Est-ce une
nouvelle analyse de la production capitaliste? Est-ce une réfutation du
Capital de Marx ? Non, certes ! Ou
peut-être, armés de "faits nouveaux" et d'une méthode
"inductive", réfutent-ils "scientifiquement l'
"évangile" de la social-démocratie : le Manifeste
communiste de Marx et d'Engels ? Encore une fois non.
Mais alors, quel est-il, ce moyen extraordinaire ?
C'est l'accusation de "plagiat littéraire"
portée contre Marx et Engels ! Pensez donc ! Il paraît que Marx et
Engels n'ont
rien qui leur appartienne, que le socialisme scientifique est pure
invention,
et cela parce que le Manifeste communiste
de Marx et Engels a été d'un bout à l'autre "volé" dans le Manifeste
de Victor Considérant. C'est
bien ridicule, évidemment, mais le "chef incomparable" des
anarchistes, V. Tcherkézichvili, nous relate avec tant d'aplomb cette
plaisante
histoire, et le nommé Pierre Ramus, cet "apôtre" écervelé de
Tcherkézichvili, ainsi que nos anarchistes du terroir, ressassent avec
tant de
zèle cette "découverte" qu'il vaut la peine qu'on s'arrête, ne fût-ce
qu'instant, à cette "histoire".
Ecoutez donc Tcherkézichvili :
Toute la partie théorique
du Manifeste communiste, à savoir le
premier et le second chapitres,... a été prise à Victor Considérant.
Par
conséquent, le Manifeste de Marx et
d'Engels — cette bible de la démocratie révolutionnaire légale — n'est
qu'une
paraphrase maladroite du Manifeste de
Victor Considérant. Marx et Engels ne se sont pas seulement approprié
le
contenu du Manifeste de Considérant,
mais... ils lui ont même emprunté certains titres. (Voir le recueil
d'articles
de Tcherkézichvili, Ramus et Labriola, édité en langue allemande, sous
le titre
: l'Origine du "Manifeste
communiste", p. 10).
Un autre anarchiste, P. Ramus; répète la
même chose :
On peut affirmer en tout
certitude
que leur oeuvre principale [le Manifeste communiste
de Marx et d'Engels] est tout bonnement un plagiat effronté, mais au
lieu de
copier l'original mot à mot, comme le font de vulgaires larrons, ils y
ont volé
seulement les idées et les théories... (Idem,
p. 4).
Nos anarchistes des Nobati,
Moucha, Khma[21],
etc..., répètent la même chose.
Ainsi, à ce qu'il paraît, le socialisme
scientifique
avec ses fondements théoriques aurait été "volé" dans le Manifeste
de Considérant.
Existe-t-il quelque raison pour affirmer
cela ?
Qui est Victor Considérant ?
Qui est Karl Marx ?
Victor Considérant, mort en
Karl Marx, mort en
Qu'y a-t-il de commun entre eux ?
La base théorique
du socialisme scientifique est la théorie matérialiste de Marx et
d'Engels. Du
point de vue de cette théorie, le développement de la vie sociale est
entièrement déterminé par le développement des forces productives. Si
le régime
des seigneurs terriens et du servage a été suivi du régime bourgeois,
la
"faute" en incombe au développement des forces productives qui a
rendu inévitable la naissance du régime bourgeois. Ou encore : le
régime
bourgeois actuel sera inévitablement suivi du régime socialiste ; il en
sera
ainsi parce que le développement des forces productives actuelles
l'exige. D'où
la nécessité historique d'abattre le capitalisme et d'instaurer le
socialisme.
D'où encore la thèse marxiste selon laquelle nous devons chercher nos
idéals
dans l'histoire du développement des forces productives, et non dans le
cerveau
des hommes.
Telle est la base théorique
du Manifeste communiste de Marx et
Engels. (Voir le Manifeste communiste,
chapitres I et II).
Dans le Manifeste
démocratique, Victor Considérant dit-il quelque chose d'analogue ?
S'en
tient-il à un point de vue matérialiste ?
Nous affirmons que ni Tcherkézichvili, ni
Ramus, ni
nos "nobatistes" ne citent du Manifeste
démocratique de Considérant, une
seule déclaration, un seul mot
qui soient de nature à confirmer que Considérant était un matérialiste
et qu'il
fondait l'évolution de la vie sociale sur le développement des forces
productives. Au contraire, nous savons fort bien que Considérant est
connu dans
l'histoire du socialisme comme un idéaliste utopiste. (Voir Paul Louis
: Histoire du socialisme en France.)
Qu'est-ce qui incite donc ces singuliers
"critiques"
à ce vain bavardage ? Pourquoi se mettent-ils à critiquer Marx et
Engels, s'ils
sont incapables même de distinguer entre l'idéalisme et le matérialisme
?
Est-ce donc simplement pour faire rire le monde ?...
La base tactique
du socialisme scientifique est la doctrine de la lutte de classe
implacable,
car c'est l'arme la meilleure entre
les mains du prolétariat. La lutte de
classe du prolétariat est l'arme qui lui permettra de conquérir le
pouvoir
politique et d'exproprier ensuite la bourgeoisie pour instaurer le
socialisme.
Telle est la base tactique du socialisme
scientifique
exposé dans le Manifeste de Marx et
d'Engels.
Y a-t-il rien d'analogue dans le Manifeste démocratique de Considérant ? Admet-il la lutte
de classe
comme l'arme meilleure entre les mains du prolétariat ?
Ainsi qu'il ressort des articles de
Tcherkézichvili
et de Ramus (Voir le recueil mentionné plus haut). le Manifeste
de Considérant ne contient pas un mot à ce sujet ; on n'y
mentionne la lutte des classes que comme un fait affligeant. Quant à la
lutte
de classe en tant que moyen d'abattre le capitalisme, voici ce qu'en
dit
Considérant dans son Manifeste :
Le Capital, le Travail et
le Talent
sont les trois éléments fondamentaux de la production, les trois
sources de la
richesse, les trois rouages du mécanisme industriel[22]...
Les trois classes qui les représentent ont des "intérêts communs" ;
leur tâche consiste à faire travailler les machines pour les
capitalistes et
pour le peuple... Devant elles... se dresse un but immense : organiser
l'association des classes dans l'unité
nationale... (Voir la brochure de Karl
Kautsky : Le "Manifeste
communiste" est un plagiat. p. 14, où est cité ce passage du
Manifeste
de Considérant.)
Toutes les
classes, unissez-vous !
Voilà le mot
d'ordre que Victor Considérant proclame dans son Manifeste
démocratique.
Qu'y a-t-il de commun entre cette tactique
de réconciliation des classes et la lutte
de classe implacable à laquelle Marx et Engels nous nous convient
résolument : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous
contre toutes les classes antiprolétariennes ?
Evidemment, il n'y a là rien de commun !
Mais alors quelles sottises débitent-ils,
ces
messieurs Tcherkézichvili et leurs sous-fifres sans cervelle ! Nous
croient-ils
donc déjà morts ? Nous jugent-ils vraiment incapables de les dégonfler
? !
Enfin, autre circonstance qui ne manque
pas
d'intérêt. Victor Considérant a vécu jusqu'en 1893. Il avait publié son
Manifeste démocratique en
Qu'est-ce donc qui incite ces parvenus
"inductifs"... excusez-moi, ces "savants", à débiter leurs
insanités ? Au nom de quoi parlent-ils ? Connaissent-ils mieux le Manifeste de Considérant que son auteur
? Ou croient-ils d'aventure que Victor Considérant et ses partisans
n'ont pas
lu le Manifeste communiste ?
Mais laissons cela... Laissons cela,
puisque les
anarchistes eux-mêmes n'accordent pas une attention sérieuse à la
campagne
don-quichottesque de Ramus-Tcherkézichvili :
la fin sans gloire de cette campagne ridicule est bien trop
évidente
pour qu'on lui prête tant d'attention...
Abordons la critique quant au fond.
*
* *
Les anarchistes sont affligés d'une
infirmité : ils
aiment beaucoup "critiquer" les partis de leurs adversaires, mais ils
ne se donnent pas la peine de se familiariser tant soit peu avec eux.
On a vu
que les anarchistes en ont usé ainsi en "critiquant" la méthode
dialectique et la théorie matérialiste des social-démocrates. (Voir les
chapitres I et II). Ils en usent de même lorsqu'ils touchent à la
théorie du
socialisme scientifique des social-démocrates.
Prenons, par exemple, le fait suivant. Qui
ne sait que
des divergences de principe existent entre les
socialistes-révolutionnaires et
le social-démocrates ? Qui ne sait que les premiers nient le marxisme,
la
théorie matérialiste du marxisme, sa méthode dialectique, son
programme, la
lutte de classe, alors que les social-démocrates s'appuient entièrement
sur le
marxisme ? Quiconque a entendu parler, ne fût-ce que d'une oreille, de
la
polémique entre
Voilà comment les anarchistes
"connaissent"
les principes de la social-démocratie !
On voit clairement, après cela, combien
leur
"critique scientifique" est fondée...
Examinons maintenant cette "critique".
La principale "accusation" des
anarchistes,
c'est que pour eux les social-démocrates ne seraient pas des
socialistes
véritables. Vous n'êtes pas des socialistes, vous êtes des ennemis du
socialisme, répètent-ils.
Kropotkine écrit à ce sujet :
... Nous en arrivons à
d'autres
conclusions que la plupart des économistes... de l'école
social-démocrate...
Nous... allons jusqu'au communisme libertaire, alors que la plupart des
socialistes [lisez : y compris les social-démocrates. (J.S.)]
vont jusqu'au capitalisme d'Etat et au collectivisme. (Voir
Kropotkine :
En quoi consistent donc le "capitalisme
d'Etat" et le "collectivisme" des social-démocrates ?
Voilà ce qu'écrit Kropotkine :
... Les socialistes
allemands
affirment que toutes les richesses accumulées doivent être rassemblées
dans les
mains de l'Etat qui les distribuera aux associations ouvrières,
organisera la
production et l'échange et suivra de près la vie et le travail de la
société.
(Voir Kropotkine : Paroles d'un révolté,
p. 64).
Et plus loin :
Dans leurs projets... les
collectivistes commettent... une double erreur. Ils veulent supprimer
le régime
capitaliste, et ils gardent en même temps deux institutions qui sont la base de ce régime : le
gouvernement
représentatif et le travail salarié... (Voir Kropotkine :
Ainsi les ouvriers recevront les produits
qui leur
sont nécessaires, non selon leurs besoins, mais "proportionnellement
aux
services rendus à la société". (Idem,
p. 157).
C'est ce que les anarchistes géorgiens
répètent, mais
avec un plus grand aplomb. Monsieur Bâton surtout se signale par son
outrecuidance. Il écrit :
Qu'est-ce que le
collectivisme des
social-démocrates ? Le collectivisme ou, plus exactement, le
capitalisme
d'Etat, est fondé sur le principe suivant : chacun doit travailler
autant qu'il
le veut, ou autant que l'Etat l'aura déterminé, en recevant à titre de
récompense la valeur de son travail en marchandises...
Donc, ici,
il faut une assemblée
législative...
il faut (également) un pouvoir exécutif, c'est-à-dire des ministres,
toute
sorte d'administrateurs, de gendarmes et d'espions, peut-être aussi une
armée,
s'il y a trop de mécontents. (Voir le Nobati,
n°5, p. 68 et 69).
Telle est la première "accusation" de
messieurs les anarchistes contre la social-démocratie.
*
* *
Des raisonnements des anarchistes, il
résulte que :
1. Selon les social-démocrates, la société
socialiste
est, paraît-il, impossible sans un gouvernement qui, en qualité de
patron
principal, embauchera les ouvriers et aura obligatoirement "des
ministres..., des gendarmes, des espions". 2. Dans la société
socialiste,
d'après les social-démocrates, la division en travail "dur" et en
travail "facile" ne sera, paraît-il, pas abolie ; le principe :
"à chacun ses besoins" y sera rejeté, et l'on admettra un autre :
"à chacun selon ses mérites".
C'est sur ces deux points que repose l'
"accusation" des anarchistes contre la social-démocratie.
Cette "accusation" portée par messieurs
les
anarchistes a-t-elle quelque fondement ?
Nous affirmons que tout ce que les
anarchistes
avancent dans ce cas est ou bien le fruit de l'étourderie ou bien un
indigne
commérage.
Voici les faits.
Dés 1846, Karl Marx disait :
La classe laborieuse
substituera,
dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et
leur antagonisme, et il n'y aura plus de
pouvoir politique proprement dit... (Voir Misère de la
philosophie.)[23]
Un an après, Marx et Engels formulaient la
même idée
dans le Manifeste communiste (Manifeste
communiste, chapitre II).
En 1877, Engels écrivait :
Le premier acte dans
lequel l'Etat
apparaît réellement comme représentant de toute la société, — la prise
de
possession des moyens de production au nom de la société, — est en même
temps
son dernier acte propre en tant qu'Etat. L'intervention d'un pouvoir
d'Etat
dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après
l'autre, et
entre naturellement en sommeil... L'Etat n'est pas "aboli", il
s'éteint. (Anti-Dühring)[24].
En 1884, Engels écrivait encore :
Ainsi, l'Etat n'a pas
existé de tout
temps. Il y a eu des sociétés qui s'en sont passé qui n'avaient pas la
moindre
idée de l'Etat... A un certain degré du développement économique,
impliquant
nécessairement la division de la société en classes, l'Etat est
devenu... une
nécessité. Nous approchons maintenant à grands pas d'un degré de
développement
de la production tel que l'existence de ces classes a non seulement
cessé
d'être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production.
Les
classes disparaîtront aussi inéluctablement qu'elles sont apparues.
Avec la
disparition des classes, disparaîtra inéluctablement l'Etat... La
société qui
réorganisera la production sur la base d'une association libre et égale
des producteurs
renverra la machine d'Etat à la place qui lui revient : au musée des
antiquités,
à côté du rouet et de la hache de bronze. (Voir L'Origine
de la famille, de la propriété privée et de l'Etat)[25].
En 1891, Engels reprend la même idée.
(Voir
l'introduction à
Comme on le voit, selon les
social-démocrates, la
société socialiste est une société où il n'y aura pas de place pour ce
qu'on
appelle l'Etat, pour le pouvoir politique avec ses ministres, ses
gouverneurs,
ses gendarmes, ses policiers et ses soldats. La dernière étape de
l'existence
de l'Etat sera la période de la révolution socialiste, celle où le
prolétariat
s'emparera du pouvoir d'Etat et créera son gouvernement propre (la
dictature),
afin d'abolir définitivement la bourgeoisie. Mais, une fois la
bourgeoisie
supprimée, les classes supprimées et le socialisme consolidé, on n'aura
plus
besoin d'aucun pouvoir politique, — et ce qu'on appelle l'Etat relèvera
du
domaine de l'histoire.
Ainsi, l' "accusation" des anarchistes,
mentionnée plus haut, n'est qu'un commérage dénué de tout fondement.
En ce qui concerne le second point de l'
"accusation", Karl Marx dit ce qui suit :
Dans la phase supérieure
de la
société communiste [c'est-à-dire de la société socialiste], quand auront disparu l'asservissante
subordination des individus à la division du travail et, avec elle l'opposition entre le travail intellectuel
et le travail manuel ; quand le
travail... deviendra lui-même la première nécessité vitale ; quand,
avec le
développement multiple des individus les forces productives se seront
accrues
elles aussi..., alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois
pourra être
définitivement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux :
"De chacun selon ses capacités, à chacun
selon ses besoins!" (Critique du
programme de Gotha)[26]
Comme on le voit, d'après Marx, la phase
supérieure
de la société communiste [c'est-à-dire socialiste] est un régime où la
division
entre travail "dur" et travail "facile" et la contradiction
entre travail intellectuel et travail manuel sont complètement abolis,
où le
travail est égalisé et où règne dans la société le principe
véritablement
communiste : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.
Il n'y
a pas de place ici pour le travail salarié.
Il est clair que cette "accusation" aussi
est dénuée de tout fondement.
De deux choses l'une : ou bien messieurs
les
anarchistes n'ont jamais vu les écrits ci-dessus mentionnés de Marx et
d'Engels, et ils se livrent à la "critique" par ouï-dire, ou bien ils
connaissent les travaux mentionnés de Marx et d'Engels, mais ils
mentent
sciemment.
Tel est le sort de la première
"accusation".
*
* *
La seconde "accusation" des anarchistes
consiste à nier le caractère révolutionnaire de la social-démocratie.
Vous
n'êtes pas des révolutionnaires, vous niez la révolution violente, vous
voulez
instituer le socialisme uniquement à l'aide de bulletins de vote, nous
disent
messieurs les anarchistes.
Ecoutez :
... Les
social-démocrates... aiment
à déclamer sur le thème "révolution", "lutte révolutionnaire",
"lutte les armes à la main"... Mais si, dans la simplicité de votre
coeur, vous leur demandez des armes, ils vous tendront solennellement
un petit
bulletin pour voter aux élections... [Ils assurent que] la seule
tactique rationnelle
qui convienne aux révolutionnaires, c'est le parlementarisme pacifique
et
légal, avec le serment de fidélité au capitalisme, au pouvoir établi et
à l'ensemble
du régime bourgeois existant. (Voir le recueil : Pain et
liberté, p. 21, 22, 23).
Les anarchistes géorgiens disent la même
chose, mais
naturellement, avec encore plus d'aplomb. Prenez, par exemple, Bâton.
Il écrit
:
Toute la
social-démocratie...
déclare ouvertement que la lutte au moyen du fusil et des armes est une
méthode
bourgeoise de faire la révolution, et que c'est uniquement par le
bulletin de
vote, par les élections générales que les partis peuvent conquérir le
pouvoir,
puis, grâce à la majorité parlementaire et aux lois, transformer la
société.
(Voir la prise du pouvoir d'Etat, p.
3 et 4).
Voilà ce que messieurs les anarchistes
disent des
marxistes.
Cette "accusation" repose-t-elle sur
quelque fondement ?
Nous soutenons que les anarchistes, cette
fois encore
témoignent de leur ignorance et de leur passion des commérages.
Voici les faits :
Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient,
dés la fin
de 1847 :
Les communistes ne
s'abaissent pas à
dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement
que leurs buts ne peuvent être atteints que par
le renversement violent de tout l'ordre social passé. Que les
classes
dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste ! Les
prolétaires
n'ont rien à y perdre que leurs chaînes. ils ont un monde à y gagner.
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! (Voir le Manifeste
du Parti communiste[27].
Certaines éditions légales ont omis plusieurs mots dans la traduction).
En 1850, dans l'attente d'une nouvelle
insurrection
en Allemagne, Karl Marx écrivit aux camarades allemands de l'époque :
Ils ne doivent rendre
sous aucun
prétexte les armes et les munitions... Les ouvriers
doivent... s'organiser en garde
prolétarienne indépendante, avec des chefs et un état-major général...
[C'est
ce qu'] ils doivent avoir en vue pendant et après l'insurrection
prochaine.
(Voir le Procès de Cologne. Adresse
de Marx aux communistes)[28].
En 1851, Karl Marx et Friedrich Engels
écrivaient :
Une fois l'insurrection
commencée,
il faut agir avec une extrême résolution
et passer à l'offensive. La défensive est la mort de toute
insurrection
armée... Il faut attaquer l'ennemi à l'improviste, tant que ses forces
sont
encore dispersées; il faut obtenir chaque jour des succès nouveaux,
fussent-ils
minimes... Il faut contraindre l'ennemi à reculer avant qu'il ait pu
rassembler
ses forces contre vous. En un mot, agissez selon les paroles de Danton,
le plus
grand maître de la tactique révolutionnaire que nous connaissions : de
l'audace
encore de l'audace, toujours de l'audace[29].
(Révolution et contre-révolution en Allemagne.)
Nous ne
pensons pas qu'il soit seulement ici question de "bulletins de vote".
Rappelez-vous enfin l'histoire de
De quelle souplesse, de
quelle
initiative historique, de quelle faculté de sacrifice sont doués ces
Parisiens
! Affamés et ruinés pendant six mois... ils se soulèvent sous les
baïonnettes
prussiennes... L'histoire ne connaît pas encore d'exemple d'une
pareille
grandeur ! S'ils succombent, seule leur "générosité" en sera la cause
! Il eût fallu marcher aussitôt sur
Versailles, après que Vinoy, d'abord, et ensuite les éléments
réactionnaires de la garde nationale parisienne se furent enfuis de
Paris. Par
scrupule de conscience, on laissa passer le moment favorable. On ne
voulut pas commencer la guerre civile,
comme si cet avorton de Thiers ne l'avait pas
déjà commencée en tentant de désarmer Paris ![30]
(Lettres
à Kugelmann).
Ainsi pensaient et agissaient Karl Marx et
Friedrich
Engels.
Ainsi pensent et agissent les
social-démocrates.
Mais les anarchistes n'en répètent pas
moins : ce qui
intéresse Marx et Engels, ainsi que leurs disciple, ce sont uniquement
les
bulletins de vote ; ils n'admettent pas l'action révolutionnaire
violente !
Comme on le voit, cette "accusation" est,
elle aussi, un commérage, qui révèle l'ignorance des anarchistes quant
à
l'essence du marxisme.
Tel est le sort de la seconde "accusation".
*
* *
La troisième "accusation" des anarchistes
consiste à nier le caractère populaire de la social-démocratie et à
représenter
les social-démocrates comme des bureaucrates ; ils soutiennent que le
plan
social-démocrate de dictature du prolétariat est la mort de la
révolution ; et
comme les social-démocrates se prononcent pour une pareille dictature,
ils
veulent instaurer en fait non pas la dictature du prolétariat, mais
leur propre
dictature sur le prolétariat.
Ecoutez monsieur Kropotkine :
Nous, anarchistes, nous
avons rendu
un verdict définitif contre la dictature... Nous savons que toute
dictature, si
honnêtes que soient ses intentions, mène à la mort de la révolution.
Nous
savons... que l'idée de la dictature n'est autre chose qu'un produit
malfaisant
du fétichisme gouvernemental, qui... a toujours cherché à perpétuer
l'esclavage. (Voir Kropotkine : Paroles
d'un révolté, p. 131)
Les social-démocrates n'admettent pas
seulement la
dictature révolutionnaire ; ils sont
partisans de la dictature
sur le
prolétariat... Les ouvriers ne les intéressent que dans la mesure où
ils
forment une armée disciplinée entre leurs mains... La social-démocratie
veut se
servir du prolétariat pour prendre possession de l'appareil d'Etat.
(Voir : Pain et liberté, p. 62 et 63).
Les anarchistes géorgiens répètent la même
chose :
La dictature du
prolétariat, dans le
sens propre du mot, est absolument impossible, puisque les partisans de
la
dictature sont des étatistes, et leur dictature ne signifiera point
pour
l'ensemble du prolétariat, mais l'installation à la tête de la société,
de ce
même pouvoir représentatif qui existe aujourd'hui. (Voir Bâton :
Les social-démocrates sont pour la
dictature, non pas
pour aider à l'affranchissement du prolétariat, mais pour... "établir par leur domination un nouvel
esclavage". (Voir le Nobati,
n°1, p. 5 : Bâton.)
Telle est la troisième "accusation" de
messieurs les anarchistes.
Point n'est besoin d'un gros effort pour
démasquer
cette nouvelle calomnie des anarchistes, dont le but est de mystifier
le
lecteur.
Nous n'allons pas nous livrer ici à
l'examen de la
conception complètement erronée de Kropotkine, suivant laquelle toute
dictature
signifie la mort de la révolution. Nous reviendrons là-dessus quand
nous
analyserons la tactique des anarchistes. Pour l'instant, nous voulons
parler
uniquement de cette "accusation".
Dés la fin de 1847, Karl Marx et Friedrich
Engels
disaient que, pour instaurer le socialisme, le prolétariat doit
conquérir la
dictature politique, afin de repousser, au moyen de cette dictature,
les
attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et lui enlever les
moyens de
productions ; ils ajoutaient que cette dictature ne doit pas être celle
de
quelques personnes, mais la dictature de l'ensemble du prolétariat en
tant que
classe :
Le prolétariat se servira
de sa
suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la
bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans
les mains...
du prolétariat organisé en classe dominante... (Voir le Manifeste
communiste)[31]
Autrement dit, la dictature du prolétariat
sera celle
que toute la classe du prolétariat exercera sur la bourgeoisie, et non
pas la
domination de quelques personnes sur le prolétariat.
Par la suite, Marx et Engels reprennent la
même
pensée dans presque toutes leurs oeuvres, dans le 18 Brumaire
de Louis Bonaparte, les
Luttes de classe en France,
Mais ce n'est pas tout. Pour comprendre
comment Marx
et Engels concevaient la dictature du prolétariat et à quel point ils
considéraient cette dictature comme réalisable, il est fort intéressant
de
connaître leur jugement sur
Le philistin allemand[32]
été
récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot
de dictature du prolétariat. Eh bien,
messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ?
Regardez
Comme on le voit, Engels se représentait
la dictature
du prolétariat sous la forme de
Il est évident qu'il faut la connaître si
l'on veut
savoir ce qu'est, pour les marxistes, la dictature du prolétariat.
Considérons
à notre tour
L'histoire de
Tous ces citoyens
[membres du
"Comité central"], produits des élections partielles de leurs
compagnies, ou de leurs bataillons, dit Arnould, n'étaient guère connus
que du
petit groupe qui les avait délégués. Qu'étaient ces hommes, que
valaient-ils,
qu'allaient-ils faire ?... [C'était] un groupement anonyme, compose
presque
exclusivement de simples ouvriers, ou de petits employés, dont les
noms, pour
les trois quarts, n'avaient guère dépassé le cercle de leur rue ou de
leur
atelier... La tradition était rompue. Quelque chose d'inattendu venait
de se
produire dans le monde. Pas un membre des classes gouvernantes n'était
là. Une
Révolution éclatait qui n'était représentée ni par un avocat,
ni par un député,
ni par un journaliste, ni par un général.
A leur place, un mineur du Creusot, un ouvrier
relieur, un cuisinier, etc..., etc... (Voir Histoire
populaire et parlementaire de
Arthur Arnould poursuit :
"Nous sommes,
[déclaraient les
membres du "Comité central",] les organes obscurs, les instruments
humbles du peuple attaqué... Serviteurs de la volonté populaire, nous
sommes là
pour lui servir d'écho, pour la faire triompher. Le peuple veut
Telle fut la conduite de
Voilà ce qu'était
Voilà la dictature du prolétariat.
Passons maintenant à la seconde période de
C'est là, c'est dans le
grand
spectacle qu'offrit ce peuple pendant deux mois, que nous puiserons
assez de
force et d'espoir pour envisager sans découragement l'avenir... Pendant
ces
deux mois, il y eut une véritable dictature dans Paris, la plus
complète comme
la moins contestée..., dictature non d'un homme, mais du
peuple — seul maître de la situation... Cette dictature
dura plus de deux mois, du 18 mars au 22 mai [1871], sans
interruption... Maître et seul maître, car
C'est ainsi qu'Arthur
Arnould, membre de
C'est ainsi également que la caractérise
un autre de
ses membres qui, lui aussi, y participa activement, Lissagaray.
(Voir son Histoire
de
Le peuple, en tant que "seul maître", la
"dictature non d'un seul homme, mais du peuple", voilà ce que fut
"Regardez
Voilà donc ce qu'est la dictature du
prolétariat dans
l'esprit de Marx et d'Engels.
Comme on le voit, messieurs les
anarchistes
connaissent la dictature du prolétariat,
Il est clair qu'il y a deux sortes de
dictatures. Il
y a la dictature de la minorité, la dictature d'un petit groupe, la
dictature
des Trépov et des Ignatiev, dirigée contre le peuple. A la tête d'une
pareille
dictature se tient ordinairement une camarilla, qui prend des décisions
secrètes et étrangle dans un noeud coulant la majorité du peuple.
Les marxistes sont les ennemis d'une telle
dictature,
ils la combattent avec beaucoup plus de ténacité et d'abnégation que
nos
braillards d'anarchistes.
Il y a une dictature d'un autre genre,
celle de la
majorité prolétarienne, la dictature de la masse; elle est dirigée
contre la
bourgeoisie, contre la minorité. Ici, c'est la masse qui est à la tête
de la
dictature ; point de place ici pour une camarilla ni pour des décisions
secrètes. Tout ici se passe au grand jour, en pleine rue, dans les
meetings, —
et cela parce que c'est une dictature de la rue, de la masse, une
dictature
dirigée contre tous les oppresseurs.
Cette dictature, les marxistes la
soutiennent
"des deux mains", — et cela parce qu'une telle dictature marque le
début grandiose de la grande révolution socialiste.
Messieurs les anarchistes ont confondu ces
deux
dictatures qui s'excluent de mutuellement, et voilà pourquoi ils se
trouvent
dans une situation ridicule : ils combattent non pas le marxisme, mais
leur
propre fantaisie ; ils se battent non contre Marx et Engels, mais
contre des
moulins à vent, comme le fit jadis Don Quichotte, de bienheureuse
mémoire...
Tel est le sort de la troisième
"accusation".
(A suivre)[37].
L'Akhali Droéba
[le Nouveau Temps],
n°5, 6, 7 et 8 ; 11, 18, 25
décembre 1906
et 1er janvier
1907 ;
Tchvéni Tskhovréba [Notre vie],
n°3, 5, 8 et 9 ; 21, 23, 27
et 28 février 1907 ;
Le Dro [le Temps],
n°21, 22, 23, 26 ;
4,
5, 6 et 10 avril 1907.
Signé
: Ko...
Traduit
du géorgien.
[1]
A la
fin de 1905 et au début de 1906, en Géorgie, un partisan de Kropotkine,
le
fameux anarchiste V. Tcherkézichvili et ses adeptes Mikhako Tsérétéli
(Bâton),
Chalva Goguélia (Ch. G.), etc..., engagèrent une campagne acharnée
contre les
social-démocrates. Le groupe faisait paraître à Tiflis les journaux :
le Nobat,
*Tchvéni Tskhovréba [Notre Vie], quotidien bolchévik, parut légalement à Tiflis à partir du 18 février 1907, sous la direction de Staline. Il en fut publié 13 numéros. Le 6 mars 1907, le journal fut interdit "pour tendance extrémiste". (N.R.).
**Le Dro [le Temps], quotidien bolchévik, parut à Tiflis après l'interdiction de Tchvéni Tskhovréba, du 11 mars au 15 avril 1907, sous la direction de Staline. Firent également partie de la rédaction du journal M. Tskhakaïa et M. Davitachvili. Il en fut publié 31 numéros. (N.R.).
[2] Il s'agit de l'insurrection armée du prolétariat de Moscou en décembre 1905, point culminant de la révolution de 1905-1906. (N.T.).
[3] Le Nobati [l'Appel], journal hebdomadaire des anarchistes géorgiens, paraissait à Tiflis en 1906. (N.R.).
[4] Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach,
dans Karl Marx et Friedrich
Engels : Etudes philosophiques, p.
17, Editions sociales,
[5] Karl Marx : Le Capital, tome I, p. 29, Editions sociales, Paris, 1948. (N.T.).
[6]
Friedrich Engels : Ludwig
Feuerbach, dans Karl Marx et Friedrich
Engels : Etudes philosophiques, p.
17-21, Editions sociales,
[7] Friedrich En gels : Anti-Dühring,
p. 53, Editions sociales,
[8]
Karl
Marx : "Préface à
[9]
Karl
Marx : "Préface à
[10] Etudes philosophiques, p. 73. (N.T.).
[11] Etudes philosophiques, p. 73. (N.T.).
[12] Cela ne contredit pas du tout la pensée qu'il existe un conflit entre la forme et le contenu. A la vérité, ce conflit existe, non pas entre le contenu et la forme en général, mais entre l'ancienne forme et le nouveau contenu, qui cherche une forme nouvelle et tend vers elle. (J.S.).
[13]
Karl
Marx :
[14]
Karl
Marx : "Préface à
[15] La série d'articles intitulée : "Anarchisme ou Socialisme ?", a paru sous la signature : "Ko..[ba].", ce qui explique l'initiale : K. (N.T.).
[16] Karl Marx : Misère de la philosophie, p. 135, Editions sociales, Paris, 1946. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).
[17] Friedrich Engels : L'Origine de la famille et de la propriété privée et de l'Etat
[18] Karl Marx et Friedrich Engels : Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, p. 24 et 25, Editions sociales, Paris, 1950. (N.T.).
[19] Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 188 et 189, Editions sociales, Paris, 1950. (N.T.).
[20] Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 48, Editions sociales, Paris, 1951. (N.T.).
[21]
[22]
Seule la première phrase est tirée textuellement de l'opuscule de
Considérant :
Principes du socialisme, Manifeste de
[23] Karl Marx : Misère de la philosophie, p. 135, Editions sociales, paris, 1946. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).
[24] Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 319 et 320, Editions sociales, Paris, 1950. (N.T.).
[25] Friedrich Engels : L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, p. 225, Editions Costes, Paris, 1936. (N.T.).
[26] Karl Marx et Friedrich Engels : Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, p. 24 et 25, Editions sociales, Paris, 1950. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).
[27] Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 61, Editions sociales, Paris, 1951. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).
[28] Le Procès de Cologne. Adresse de Marx aux communistes, p. 243 et 244. Editions Costes, Paris, 1939. (N.T.).
[29]
F.
Engels :
[30]
Lettre à Kugelmann publiée en annexe à Karl Marx :
[31] Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 48, Editions sociales, Paris, 1951. (N.T.).
[32] Grâce à L'Institut Marx-Engels-Lénine, nous savons aujourd'hui que le manuscrit d'Engels portait "le philistin social-démocrate. Une main inconnue a barré le mot : "social-démocrate" et l'a remplacé par le mot : "allemand". (N.T.).
[33]
Karl
Marx :
[34]
Arthur Arnould : Histoire populaire et
parlementaire de
[35] Idem, t. II, p. 32 et 33. (N.T.).
[36] Idem, t. III, p. 44, 45, 47. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).
[37] La suite n'a pas paru dans les journaux, Staline ayant été envoyé à Bakou par le Comité Central au milieu de 1907, afin d'y travailler pour le parti ; quelques mois plus tard, il était arrêté dans cette ville. Les notes relatives aux derniers chapitres d'Anarchisme ou socialisme ? ont disparu au cours d'une perquisition. (N.R.).