La "législation du travail" et
la lutte prolétarienne
Editeur:
Editions
sociales, Paris, 1953.
Numérisation:
Ysengrin, 2014.
Il fut un temps où notre mouvement ouvrier se trouvait à son stade initial. Le prolétariat était alors divisé en groupes séparés et ne songeait pas à une lutte commune. Cheminots, mineurs, ouvrier d'usine, artisans, commis employés de bureau, voilà quels étaient les divers groupes du prolétariat de Russie. En outre, chacun de ces groupes se partageai à son tour en ouvriers de différentes villes et localités, entre lesquels n'existait aucun lien ni de parti, ni syndical. Ainsi le prolétariat n'apparaissait pas comme une classe une et indivisible. Par conséquent, il n'y avait pas de lutte prolétarienne en tant qu'offensive de toute une classe. Voilà pourquoi le gouvernement tsariste pouvait, le plus tranquillement du monde, continuer d'appliquer sa politique "ancestrale". Voilà pourquoi, lorsqu'en 1893, le Conseil d'Etat fut saisi d'un "projet d'assurances ouvrières", l'inspirateur de la réaction Pobiédonostsev accueillit les auteurs du projet par des sarcasmes et déclara avec aplomb : "Messieurs, vous vous êtes inutilement donné du mal ; rassurez-vous : chez nous, la question ouvrière n'existe pas..."
Mais le temps passait, la crise économique approchait, les grèves se faisaient plus fréquentes, et le prolétariat dispersé s'organisait peu à peu en une classe unique. Déjà les grèves de 1903 ont montré que "la question ouvrière existe" depuis longtemps "chez nous". Les grèves de janvier-février 1905 ont, pour la première fois, annoncé au monde qu'en Russie, le prolétariat, en tant que classe unique mûrit et atteint l'âge viril. Enfin, les grèves générales d'octobre-décembre 1905 et les grèves "courantes" de juin-juillet1906 ont rapproché en fait les prolétaires des différentes villes ; elles ont, en fait, soudé en une classe unique les commis, les employés de bureau, les artisans et les ouvriers de l'industrie ; ce faisant, elles ont hautement annoncé au monde que les forces d'un prolétariat, autrefois éparpillé, s'étaient d'ores et déjà engagées dans la voie de l'union et s'organisaient en une classe unique. Ici s'est affirmé également la force de la grève politique générale comme méthode de lutte de l'ensemble du prolétariat contre l'ordre actuel... Désormais, il n'était plus possible de nier l'existence de la "question ouvrière" : le gouvernement tsariste se vit obligé de compter avec le mouvement. Et voilà que dans les ministères réactionnaires on commence à former diverses commissions, à préparer des projets de "lois pour les ouvriers de l'industrie": la commission Chidlovski[1], la commission Kokovtsev[2], la loi sur les associations[3] (voir le "manifeste" du 17 octobre), les circulaires de Witte-Dournovo[4], divers projets et plans et, enfin, les eux lois du 15 novembre concernant les artisans et les employés de commerce.
Tant
que le
mouvement demeurait sans force, tant qu'il n'avait pas pris un
caractère de
masse, la réaction ne connaissait qu'un moyen contre le prolétariat :
ce moyen,
c'était la prison ,
Mais la situation se présenta tout différemment quand le mouvement eut pris un caractère de masse. Maintenant, la réaction n'avait plus seulement affaire aux "meneurs" ; devant elle se dressait la masse innombrable, dans toute sa grandeur révolutionnaire. Et c'est avec cette masse qu'il fallait compter. Or, on ne peut prendre toute la masse, la déporter toute en Sibérie, l'entasser toute dans les prisons. Quant à lui distribuer des coups de nagaïkas, cela n'est pas toujours avantageux pour la réaction qui sent depuis longtemps le terrain se dérober sous ses pieds. Il est évident qu'à côté des vieux moyens, il fallait en trouver un nouveau, "plus civilisé", qui pût, d'après la réaction, approfondir les divergences dans le camp du prolétariat, éveiller de faux espoirs chez les ouvriers arriérés, les déterminer à abandonner la lutte et à se rallier au gouvernement.
Ce moyen nouveau, c'est la "législation du travail".
Ainsi le gouvernement tsariste, sans abandonner le vieux moyen, entend en même temps utiliser la "législation du travail"et, par conséquent, résoudre la "brûlante question ouvrière" par la nagaïka et par la loi. Il veut, par diverses promesses — réduction de la journée de travail, protection du travail des enfants et des femmes, améliorations des conditions d'hygiène, assurances ouvrières, suppression des amendes, et autres bienfaits analogues, — gagner la confiance des ouvriers arriérés et enterrer ainsi l'unité de classe du prolétariat. Le gouvernement tsariste sait fort bien que pareille "activité" ne lui a jamais été plus nécessaire qu'au moment présent, où la grève générale d'octobre a uni les prolétaires des diverses corporations et sapé les bases de la réaction ; où la prochaine grève générale peut se transformer en une lutte armée et jeter bas le vieil ordre de choses ; où, par conséquent, la réaction a besoin, comme de l'air pour vivre, de semer le désarroi dans le camp ouvrier, de gagner la confiance des ouvriers arriérés et de les attirer de son côté.
A
cet
égard,
il est très intéressant de noter que par les lois du 15 novembre, la
réaction a
daigné exercer sa bienveillance uniquement envers les commis et les
artisans,
et cela au moment même où elle emprisonne et fait pendre les meilleurs
fils du
prolétariat de l'industrie. Si l'on y
réfléchit bien, il n'y a là rien d'étonnant. D'abord, les commis, les
artisans
et les employés de commerces ne sont pas concentrées, comme les
ouvriers de
l'industrie, dans de grandes fabriques et usines ; ils sont disséminés
dans
toutes sortes de petites entreprises ; ils sont relativement plus
arriérés sous
le rapport de la conscience et, par conséquent, plus faciles à tromper
que les
autres. En second lieu, les commis, les employés de bureau et les
artisans
forment une grande partie du prolétariat de
Ainsi pense le gouvernement du tsar.
Et
c'est ce
que pense non seulement notre gouvernement, mais tout autre
gouvernement antiprolétarien,
que ce soit un gouvernement féodal et autocratique, et monarchiste ou
bourgeois
et républicain. Partout on lutte contre le prolétariat par les balles
et la
loi, cela durera tant que n'éclatera pas la révolution socialiste, tant
que ne
sera pas instauré le socialisme. Rappelez-vous
Cela
ne
signifie pas, toutefois que le prolétariat ne puisse tirer parti des
lois en
question. La réaction, en promulguant une "législation du travail", a
ses plans ; elle entend mater le prolétariat, mais la vie, pas à pas,
déjoue
ses plans et, dans ces cas-là, il se glisse toujours dans la loi des
articles
utiles au prolétariat. Cela se produit parce qu'aucune "législation du
travail" ne vient au monde sans causes, sans lutte, parce qu'aucune
"législation du travail n'est promulguée par le gouvernement tant que
les
ouvriers n'ont pas engagé la lutte, tant que le gouvernement ne se voit
pas
contraint de satisfaire leurs revendications. L'histoire montre que
chaque
"législation du travail" est précédée par une grève partielle ou
générale. La loi de juin 1882 (sur l'embauche des enfants, leur journée
de
travail et la création d'une inspection du travail) a été précédée la
même
année par les grèves de Narva, Perm, Pétersbourg et Girardov. Les lois
de
juin-octobre 1886(sur les amendes, les livrets de paie, etc...) ont été
le
résultat direct des grèves de 1885-1886 dans le centre de
Comme on le voit, chaque "législation du travail" a été précédée par un mouvement des masses, qui, d'une manière ou d'une autre, faisaient aboutir leurs revendications, sinon entièrement, du moins partiellement. Il s'ensuit clairement qu'une "législation du travail", si mauvaise soit-elle, contient quand même quelques articles dont le prolétariat tirera parti pour intensifier sa lutte. Inutile de démontrer qu'il doit se saisir de ces articles et les utiliser comme armes pour consolider encore ses organisations et attiser de plus en plus la lutte prolétarienne, la lutte pour la révolution socialiste. Ce n'est pas à tort que Bebel disait : "Il faut trancher la tête du diable avec son propre glaive..."
Sous ce rapport, les deux lois du 15 novembre sont fort intéressantes. Certes, elles contiennent beaucoup de mauvais articles, mais on y trouve aussi des articles que la réaction a introduits inconsciemment et dont le prolétariat doit consciemment tirer parti.
Voici un exemple. Bien que ces deux lois se nomment lois "sur la protection du travail", on y a introduit des articles scandaleux, qui sont absolument contraires à toute "protection du travail" et que même certains patrons répugneront à appliquer. Les deux lois instituent dans les entreprises commerciales et artisanales la journée de 12 heures, bien qu'en maint endroits la journée de 12 heures aient été abolie et ait fait place à la journée de 10 ou de 8 heures. Les deux lois autorisent deux heures supplémentaires par jour (journée de 14 heures) pendant 40 jours dans les entreprises commerciales et 60 jours dans les ateliers, bien que presque partout le travail supplémentaire soit aboli. En même temps, les patrons ont le droit, après "accord avec les ouvriers", c'est-à-dire en les y obligeant, d'augmenter le nombre des heures supplémentaires, de prolonger la journée de travail jusqu'à 17 heures, etc., etc...
Sans aucun doute, le prolétariat ne cèdera pas aux patrons une once des droits qu'il a conquis, et les élucubrations qu renferment ces eux lois resteront des élucubrations ridicules.
D'autre part, on y trouve des articles que le prolétariat saura utiliser à merveille pour consolide ses positions. Les deux lois disent que là où le travail ne dure pas moins de 8 heures par jour, le travailleur a droit à 2 heures pour son repas ; or, on sait qu'aujourd'hui les artisans, les commis et les employés de bureau ne bénéficient pas partout d'une pause de 2 heures. Les deux lois disent aussi que les personnes âgées de moins de dix-sept ans ont le droit, en plus de ces 2 heures, de quitter le magasin ou l'atelier encore pendant 3 heures par jour pour fréquenter l'école, ce qui évidemment sera d'un grand secours pour nos jeunes camarades...
Il ne fait pas de doute que le prolétariat saura utiliser au mieux ces articles des lois du 15 novembre ; il intensifiera comme il se doit sa lutte prolétarienne et, une fois encore, prouvera au monde qu'il faut trancher la tête du diable avec son propre glaive.
L'Akhali Droéba [le Temps nouveau],
n°4, 4 décembre 1906.
Signé : Ko...
Traduit du géorgien.
[1] La commission du sénateur Chidlovski fut instituée par un oukase du tsar en date du 29 janvier 1905, pour, prétendait-on "élucider sans retard les causes du mécontentement des ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg et de ses environs". On se proposait d'introduire dans cette commission des délégués ouvriers. Les bolchéviks virent dans cette manoeuvre du tsarisme une tentative de détourner les ouvriers de la lutte révolutionnaire ; aussi proposèrent-ils d'utiliser les élections à cette commission pour présenter au gouvernement tsariste des revendications politiques. Le gouvernement ayant repoussé leurs revendications, les électeurs refusèrent d'élire leurs représentants à la commission et appelèrent les ouvriers de Pétersbourg à faire grève. Dés le lendemain, commencèrent des grèves politiques de masse, et le 20 février 1905, le gouvernement tsariste se voyait obligé de dissoudre la commission Chidlovski. (N.R.).
[2] La commission présidée par le ministre des Finances V. Kokovtsev fut instituée en février 1905. De même que la commission Chidlovski, elle devait étudier la question ouvrière, mais, cette fois, sans la participation des ouvriers. Cette commission fonctionna jusqu'en été 1905. (N.R.).
[3] La loi du 4 mars 1906sur les associations autorisait l'existence légale des sociétés et associations, sous réserve d'en faire officiellement enregistrer les statuts. Malgré les nombreuses restrictions apportées à l'activité des associations et les pénalités prévues pour toute infraction à la loi, les ouvriers utilisèrent largement les droits qui leur étaient accordés pour créer des organisations syndicales prolétariennes. Pendant la période de 1905 à 1907, pour la première fois en Russie commencent à se constituer des syndicats de masse, qui mènent la lutte économique et politique sous la direction de la social-démocratie révolutionnaire. (N.R.).
[4] Après la promulgation du manifeste du tsar du 17 octobre 1905, le président du conseil des ministres Witte et le ministre de l'Intérieur Dournovo, dans une série de circulaires et de télégrammes adressés aux gouverneurs des provinces et des villes, leur enjoignirent, malgré les "libertés"officiellement proclamées, de disperser par la force les meetings et les réunions, d'interdire les journaux, de prendre des mesures énergiques contre les syndicats, de déporter par voie administrative toutes les personnes suspectes d'activité révolutionnaire, etc... (N.R.).