Editeur:
Editions
sociales, Paris, 1953.
Numérisation:
Ysengrin, 2014.
I
Ce que nous attendions avec tant d'impatience s'est réalisé : le Congrès d'unification a paisiblement terminé ses travaux, le parti a évité la scission, la fusion des fractions a été officiellement consacrée, et par cela même se trouvent posés les fondements de la puissance politique du parti.
Il faut maintenant se rendre compte, prendre une connaissance plus précise de ce qu'a été la physionomie du congrès, et apprécier sainement ses bons et ses mauvais côtés.
Qu'a fait le congrès ?
Que devait-il faire ?
Les résolutions du congrès fournissent une réponse à la première question. En ce qui concerne la seconde, il faut, pour y répondre, savoir dans quelle ambiance le congrès s'est ouvert et quelles étaient les tâches que lui imposait la situation actuelle.
Commençons par la deuxième question.
Il est clair à présent que la révolution populaire n'est pas morte ; que malgré la "défaite de décembre", elle grandit et s'élève vers son point culminant. Nous disons qu'il doit d'ailleurs en être ainsi : les forces motrices de la révolution continuent à vivre et à agir ; la crise industrielle qui a éclaté ne cesse de croître ; la famine qui ruine définitivement les campagnes, s'aggrave de jour en jour. Tout cela signifie que l'heure est proche où déferlera, pareil à un torrent redoutable, le courroux révolutionnaire du peuple. Les faits attestent qu'un nouveau mouvement, plus résolu et plus puissant que celui de décembre, mûrit dans la vie sociale russe. Nous nous trouvons à la veille de l'insurrection.
D'autre part, la contre-révolution, que le peuple exècre, prend des forces et se consolide progressivement. Elle est déjà parvenue à organiser une camarilla, elle enrôle sous son drapeau toutes les forces ténébreuses, elle se place à la tête du "mouvement" des Cent-Noirs, elle prépare une nouvelle agression contre la révolution populaire, elle rallie autour d'elle grands propriétaires fonciers et industriels sanguinaires : elle se prépare donc à écraser la révolution populaire.
Et
au
fur et à
mesure que les choses avancent, le pays se divise nettement en deux
camps
ennemis, celui de la révolution et celui de la contre-révolution ;
l'opposition
des deux camps — le prolétariat et le gouvernement du tsar, — devient
de plus
en plus redoutable, et on voit clairement que tous les ponts ont été
coupés
entre eux. De deux choses l'une : ou bien la victoire de la révolution
et le
pouvoir absolu du peuple, ou bien la victoire de la contre-révolution
et le
pouvoir absolu du tsar. Qui s'assied entre deux chaises trahit la
révolution.
Qui n'est pas avec nous est contre nous ! La pitoyable Douma, avec ses
pitoyables cadets, s'est assise justement entre ces deux chaises . Elle
veut
réconcilier la révolution et la contre-révolution, pour que loups et
brebis
paissent ensemble — et mater ainsi "d'un seul coup" la révolution.
C'est pourquoi
Comme auparavant, c'est la rue qui demeure l'arène principale de la lutte. Ainsi parlent les faits. Les faits l'attestent : c'est dans la lutte actuelle, dans les combats de rue, et non au sein de la bavarde Douma, que les forces de la contre-révolution s'affaiblissent et se désagrègent chaque jour, tandis que les forces de la révolution grandissent et se mobilisent ; ils attestent que le rassemblement et l'organisation des forces révolutionnaires se font sous l'égide des ouvriers d'avant-garde et non de la bourgeoisie. Cela signifie qu'il est parfaitement possible d'assurer la victoire de la révolution actuelle et de la conduire à son terme. Mais possible seulement si les ouvriers d'avant-garde continuent de marcher à sa tête, si le prolétariat conscient s'acquitte dignement de sa mission de dirigeant de la révolution.
Dés lors on voit clairement quelles tâches la situation actuelle imposait au congrès et ce que ce dernier devait faire.
Engels a dit que le parti ouvrier "est l'interprète conscient d'un processus inconscient", c'est-à-dire que le parti doit s'engager consciemment sur le chemin que suit inconsciemment la vie elle-même ; qu'il doit exprimer consciemment les idées que la vie bouillonnante met en avant inconsciemment.
Les faits attestent que le tsarisme n'a pas réussi ) écraser la révolution populaire, qu'au contraire, celle-ci grandit de jour en jour, qu'elle monte toujours plus haut et qu'on va vers une nouvelle action. En conséquence, la tâche du parti est de se préparer consciemment à cette action et de conduire la révolution populaire à son terme.
Il est clair que le congrès devait indiquer cette tâche et engager les membres du parti à la remplir honnêtement.
Les
faits attestent
qu'il est impossible de concilier la révolution et la contre-révolution
; que
Il est clair que dans ses résolutions, le Congrès d'unification devait indiquer notamment cette tâche, pour déterminer nettement l'orientation de l'activité du parti.
Les faits attestent que la révolution peut vaincre et être conduite à son terme, que le pouvoir absolu du peuple peut être instauré seulement au cas où les ouvriers conscients se placent à la tête de la révolution, où la social-démocratie, et non pas la bourgeoisie, prend la direction de la révolution. En conséquence, la tâche du parti consiste à être le fossoyeur de l'hégémonie de la bourgeoisie, à rallier autour de lui les éléments révolutionnaires de la ville et de la campagne, à diriger leur lutte révolutionnaire, à prendre la tête de leur action et à consolider ainsi le terrain pour l'hégémonie du prolétariat.
Il est clair que le Congrès d'unification devait consacrer une attention particulière à cette troisième tâche, qui est fondamentale, afin de montrer au parti son énorme importance.
Voilà ce que la situation actuelle imposait au Congrès d'unification et ce qu'il devait faire.
A-t-il rempli ces tâches ?
II
Pour élucider cette question, il est nécessaire de connaître la physionomie du congrès lui-même.
Au cours de ses séances, le congrès a abordé de nombreuses questions : mais la question principale, autour de laquelle gravitaient toutes les autres, était celle de la situation actuelle. La situation actuelle de la révolution démocratique et les objectifs de classe du prolétariat, tel était le noeud de la question, le problème où venaient s'entremêler toutes nos divergences tactiques.
La crise s'aggrave dans les villes, disaient les bolchéviks ; la famine augmente dans les campagnes, le gouvernement se désagrège complètement et le courroux populaire monte chaque jour davantage ; donc, la révolution, loin de décliner, grandit au contraire de jour en jour et se prépare à une nouvelle attaque. D'où notre tâche : aider la révolution montante, la mener jusqu'au bout et la couronner par le pouvoir absolu du peuple. (Voir la résolution des bolchéviks : "La situation actuelle...").
Les menchéviks disaient à peu près la même chose.
Mais comment mener jusqu'au bout la révolution actuelle ? Quelles sont les conditions nécessaires pour cela ?
Selon les bolchéviks, mener jusqu'au bout la révolution actuelle et la couronner par le pouvoir absolu du peuple n'est possible que si les ouvriers conscients se mettent à la tête de cette révolution, que si le prolétariat socialiste, et non des démocrates bourgeois, en prend la direction. "Mener jusqu'au bout la révolution démocratique, disaient les bolchéviks, seul le prolétariat en est capable à la condition qu'il... entraîne derrière lui la masse des paysans en conférant une conscience politique à leur lutte spontanée..." Sinon le prolétariat sera contraint de renoncer au rôle de "chef de la révolution populaire" et se trouvera "à la remorque de la bourgeoisie monarchiste libérale", qui ne s'efforcera jamais de mener la révolution jusqu'au bout. (Voir la résolution : "Les objectifs de classe du prolétariat..."). Certes, notre révolution est une révolution bourgeoise et, à cet égard, elle rappelle la grande révolution française, dont la bourgeoisie a récolté les fruits. Mais il est clair, d'autre part, qu'il y a une grande différence entre ces deux révolutions. A l'époque de la révolution française, la grande production mécanique que nous voyons chez nous aujourd'hui n'existait pas ; les antagonismes de classe n'étaient pas aussi nettement accusés que chez nous : aussi le prolétariat français était-il faible, tandis que le nôtre est plus fort, plus uni. Il faut également considérer que le prolétariat, là-bas, n'avait pas un parti à lui, tandis qu'il en a un ici, avec son programme et sa tactique propres. Il n'est pas étonnant que les démocrates bourgeois aient dirigé la révolution française et que les ouvriers se soient mis à la remorque de ces messieurs : "Les ouvriers se battaient, et les bourgeois s'emparaient du pouvoir". D'autre part, on conçoit parfaitement que le prolétariat de Russie ne se contente pas de se mettre à la remorque des libéraux, qu'il soit la force dominante de la révolution et appelle sous son drapeau tous les "opprimés et les déshérités". Voilà en quoi notre révolution l'emporte sur la révolution française, et voilà pourquoi nous pensons que notre révolution peut être conduite à son terme et aboutir au pouvoir absolu du peuple. Il faut seulement favoriser consciemment l'hégémonie du prolétariat et rassembler autour de lui le peuple en lutte, pour qu'il soit possible ainsi de conduire à son terme la révolution actuelle. Or, il est nécessaire de conduire la révolution à son terme pour que la bourgeoisie ne soit pas seule à en récolter les fruits, pour que la classe ouvrière, outre la liberté politique obtienne la journée de huit heures, un allègement des conditions de travail, pour qu'elle réalise entièrement son programme minimum et s'ouvre ainsi un chemin vers le socialisme. Voilà pourquoi celui qui défend les intérêts du prolétariat; qui ne veut pas que le prolétariat devienne un appendice de la bourgeoisie et tire pour elle les marrons du feu, celui qui lutte afin que le prolétariat devienne une force indépendante et utilise à ses propres fins la révolution actuelle, doit condamner ouvertement l'hégémonie des démocrates bourgeois; doit consolider le terrain pour l'hégémonie du prolétariat socialiste dans la révolution actuelle.
Ainsi raisonnaient les bolchéviks.
Les
menchéviks
disaient tout autre chose. Certes, la révolution se renforce et il faut
la
mener à son terme, mais point n'est besoin pour cela de l'hégémonie du
prolétariat
socialiste. Que ces mêmes démocrates bourgeois soient les dirigeants de
la
révolution ! disaient-ils. pourquoi, qu'est-ce à dire ? Parce que la
révolution
actuelle est bourgeoise et que la bourgeoisie doit en être le chef,
répondaient
les menchéviks. Mais alors, que doit faire le prolétariat ? Il doit
suivre les
démocrates bourgeois, "les pousser" et, de cette façon, "faire
progresser la révolution bourgeoise". Ainsi parlait le chef des
menchéviks, Martynov, qu'ils avaient désigné comme "rapporteur". La
même pensée se trouve exprimée, bien que moins nettement, dans la
résolution
des menchéviks : "Sur la situation actuelle". Déjà dans Deux
dictatures, Martynov avait dit que
"l'hégémonie du prolétariat est une utopie dangereuse", une
fantaisie, que la révolution bourgeoise "doit être dirigée par
l'extrême
opposition démocratique", et non par le prolétariat socialiste ; que le
prolétariat en lutte "doit marcher derrière la démocratie bourgeoise"
et la pousser sur le chemin de la liberté (Voir la brochure connue de
Martynov
: Deux dictatures). Il a développé la
même pensée au Congrès d'unification. D'après lui, la grande révolution
française est l'original, et notre révolution une pâle copie ; et de
même qu'en
France la révolution avait à sa tête à ses débuts "l'Assemblée
nationale" et ensuite la "Convention nationale", dans lesquelles
prédominait la bourgeoisie, de même chez nous le dirigeant de la
révolution,
qui rassemblera autour de lui le peuple, doit être d'abord
Telle a été, au congrès, la position des menchéviks.
Comme on le voit, il y a là deux positions qui s'excluent et c'est de là que partent toutes les autres divergences.
Si
le
prolétariat conscient est le guide de la révolution actuelle, tandis
que dans
Telle était la position des bolchéviks.
Si
au
contraire, comme le pensent les menchéviks, la direction de la
révolution
appartient aux démocrates bourgeois — et les cadets de
Telle était la position des menchéviks.
Le congrès a choisi la seconde voie, c'est-à-dire qu'il a repoussé l'hégémonie du prolétariat socialiste et approuvé la position des menchéviks.
Ce faisant, le congrès a montré clairement qu'il n'avait pas compris les exigences essentielles du moment présent.
Là est l'erreur fondamentale du congrès, erreur qui devait fatalement entraîner toutes les autres.
III
Après
que le
congrès eut écarté l'idée de l'hégémonie du prolétariat, on comprit
clairement
comment il allait résoudre les autres questions : "Sur l'attitude
envers
Passons à ces questions.
Commençons
par
Nous
n'allons
pas examiner laquelle des deux tactiques était la plus juste,
boycottage ou
participation aux élections. Notons seulement ce point : si aujourd'hui
Qu'est-ce
donc
que
On
savait
déjà, par le manifeste du 17 octobre, que
Quant
à
la
physionomie de
Et que sont les cadets ? Peut-on les qualifier de révolutionnaires ? Non, certes ! Alors, que sont-ils donc ? Les cadets, c'est le parti des conciliateurs : s'ils veulent limiter les droits du tsar, ce n'est pas qu'ils soient partisans de la victoire du peuple, — les cadets entendent remplacer le pouvoir absolu du tsar par le pouvoir absolu de la bourgeoisie, et non par celui du peuple (voir leur programme), — c'est pour que, de son côté, le peuple modère son esprit révolutionnaire, renonce à ses revendications révolutionnaires et s'entende d'une façon ou d'une autre avec le tsar. Les cadets, veulent un accord entre le tsar et le peuple.
Comme
on le
voit, la majorité de
Ainsi,
boycottée et impuissante, dotée de droits insignifiants, d'une part,
non révolutionnaire
et conciliatrice dans sa majorité, d'autre part, telle était
C'est à cette Douma que le Congrès d'unification du parti avait affaire.
Quelle
devait
être l'attitude du parti à son égard ? Inutile de dire qu'il ne pouvait
prendre
sur lui de soutenir cette Douma, car soutenir
Dans
ces
conditions, il est clair que
Le
devoir du
parti était donc de dissiper les espoirs mensongers que l'on fondait
sur
En
même
temps,
il était clair que le groupe paysan "du travail"[5]
qui
existait à
Qu'a
fait le
congrès ? Qu'a-t-il déclaré dans sa résolution sur
La
résolution
proclame que
Il
est
clair
que le congrès n'a pas su donner une appréciation juste sur
Qu'ont dit les bolchéviks à ce propos au congrès ?
Ils ont dit que
C'est-à-dire
que
Le congrès s'est, sur ce point, prononcé contre les bolchéviks.
La
résolution
du congrès proclame que, malgré son caractère "pseudo-constitutionnel,
Ouvrier,
vous
entendez :
Le congrès n'a évidemment pas compris que l'hypocrite Douma, avec ses hypocrites cadets, se trouvera inévitablement placée entre deux chaises : qu'elle cherchera à réconcilier le tsar et le peuple ; et puis qu'elle sera amenée, comme tous ceux qui font preuve de duplicité, à pencher du côté de celui qui promettra le plus !
Qu'ont dit les bolchéviks à ce propos au congrès ?
Ils ont déclaré que
les conditions n'étaient pas encore réunies
pour que
notre parti s'engageât dans la voie parlementaire,
c'est-à-dire
que nous ne pouvons pas encore jouir d'une vie parlementaire
tranquille, que la
principale arène de la lutte demeure la rue et non
Sur ce point également, le congrès a repoussé la résolution des bolchéviks.
La
résolution
du congrès ne dit rien de précis sur la présence au sein de
Le
congrès n'a
évidemment pas compris que le prolétariat et la paysannerie sont les
deux
forces principales de la révolution actuelle ; qu'au moment présent, le
prolétariat, en tant que chef de la révolution, doit soutenir les
paysans
révolutionnaires dans la rue comme à
Qu'ont dit les bolchéviks à ce propos au congrès ?
Ils ont déclaré que la social-démocratie doit dénoncer impitoyablement
l'inconséquence et l'inconstance des cadets,
observer
avec une attention particulière les éléments de la démocratie
révolutionnaire
paysanne, les unir, les opposer aux cadets, soutenir celles de leurs
actions
qui répondent aux intérêts du prolétariat. (Voir la résolution.)
Le
congrès n'a
pas accepté non plus cette proposition des bolchéviks. Sans doute parce
que le
rôle d'avant-garde du prolétariat dans la lutte actuelle y est trop
clairement
exprimé ; or, le congrès, comme on l'a vu plus haut, avait marqué sa
défiance à
l'égard de l'hégémonie du prolétariat, — la paysannerie devant, selon
lui, se
grouper autour de
Voilà pourquoi le journal bourgeois Nacha Jizn[6] loue la résolution du congrès, voilà pourquoi les cadets de Nacha Jizn se sont écriés à l'unisson : enfin les social-démocrates se sont ravisés et ont abandonné le blanquisme ! (Voir Nacha Jizn, n°432.)
Certes, ce n'est pas sans raison que les ennemis du peuple — les cadets — louent la résolution du congrès ! Ce n'est pas sans raison que Bebel disait : ce qui plaît à nos ennemis nous est nuisible !
IV
Passons à la question de l'insurrection armée.
Aujourd'hui, ce n'est plus un mystère pour personne qu'une action populaire est inévitable. Si la crise et la famine s'aggravent dans les villes et les campagnes ; si l'effervescence grandit de jour en jour dans le prolétariat et la paysannerie, si le gouvernement tsariste se décompose ; si, par conséquent, la révolution monte, il est évident que la vie prépare une nouvelle action populaire, plus vaste et plus vigoureuse que celles d'octobre et de décembre. Que cette nouvelle action soit désirable ou non, qu'elle soit un bien ou un mal, il est inutile d'en parler aujourd'hui : car il ne s'agit pas nos désirs, mais du fait que l'action populaire mûrit d'elle-même, qu'elle est inévitable.
Mais il y a action et action. Incontestablement, la grève générale de janvier à Pétersbourg (1905) a été une action populaire. La grève politique générale d'octobre a été, elle aussi, une action populaire. La "bataille de décembre" à Moscou et chez les Lettons a été également une action populaire. Il est clair qu'il existait aussi entre elles une différence. Alors qu'en janvier (1905) la grève jouait le rôle principal, en décembre elle n'a servi que de prologue et s'est transformée par la suite en insurrection armée, à laquelle elle a cédé le rôle principal. Les actions de janvier, octobre et décembre ont montré que si "pacifique" que soit le début d'une grève générale, si "délicate" que soit la façon dont on formule les revendications, si désarmé qu'on se présente sur le champ de bataille, les choses se termineront quand même par un combat (souvenez-vous du 9 janvier à Pétersbourg lorsque le peuple s'avançait avec des croix et le portrait du tsar), le gouvernement recourra quand même aux canons et aux fusils, le peuple prendra quand même les armes, et c'est ainsi que la grève générale se transformera quand même en une insurrection armée. Qu'est-ce que cela signifie ? Ceci seulement : la future action populaire ne sera pas une simple action ; elle prendra nécessairement le caractère d'un conflit armé et, ainsi, l'insurrection armée jouera le rôle décisif. L'effusion de sang est-elle désirable ou non, est-ce un bien ou un mal, il n'y a pas à en parler. Nous le répétons : il ne s'agit pas de nos désirs, mais du fait que l'insurrection armée aura certainement lieu et qu'il n'est pas possible de l'éviter.
Notre
objectif
aujourd'hui est d'instaurer le pouvoir absolu du peuple. Nous voulons
que les
rênes du gouvernement soient remises entre les mains du prolétariat et
de la
paysannerie. Peut-on atteindre ce but par une grève générale ? Les
faits
attestent que non (rappelez-vous ce qui a été dit plus haut). Mais
peut-être
que
Il est clair que la seule voie sûre, c'est l'insurrection armée du prolétariat et de la paysannerie. Seule une insurrection armée peut renverser la domination du tsar et instaurer la domination du peuple, si, bien entendu, cette insurrection se termine par la victoire. D's lors, si la victoire du peuple est aujourd'hui impossible sans la victoire de l'insurrection et si, d'un autre côté, la vie elle-même prépare une action populaire armée, si cette action est inévitable, il va de soi que la tâche de la social-démocratie est de se préparer consciemment à cette action, de préparer consciemment sa victoire. De deux choses l'une : ou bien nous devons renoncer au pouvoir absolu du peuple (à la république démocratique) et nous contenter d'une monarchie constitutionnelle — et nous serons alors en droit de dire que ce n'est pas notre affaire d'organiser l'insurrection armée ; ou bien nous devons, aujourd'hui comme auparavant, nous assigner pour but d'établir le pouvoir absolu du peuple (la république démocratique) et rejeter résolument la monarchie constitutionnelle, — mais alors nous ne serons pas en droit de dire que ce n'est pas notre affaire d'organiser consciemment l'action qui mûrit spontanément.
Mais comment nous préparer à l'insurrection armée, comment contribuer à sa victoire?
L'action
de
décembre a montré que nous, social-démocrates, en plus de tous nos
autres
péchés, sommes coupables devant le prolétariat encore d'un gros péché :
nous ne
nous sommes pas souciés, ou guère souciés, de l'armement des ouvriers
et de
l'organisation de détachements rouges. Souvenez-vous de décembre ! Qui
ne se
rappelle le peuple enfiévré, prêt à se battre à Tiflis, dans le Caucase
occidental, dans le sud de
Tout d'abord, parce que le peuple n'avait pas ou n'avait guère d'armes : si conscient qu'on soit, il est impossible de résister aux balles, les mains nues ! Oui, on avait raison de nous prendre à partie en disant : vous vous faites donner de l'argent, mais les armes, on ne les voit pas.
En second lieu, parce que nous ne possédions pas de détachements rouges bien entraînés, capables de mener les autres, de se procurer des armes par les armes et d'armer le peuple : dans les combats de rue, le peuple est un héros, mais s'il n'est pas conduit par des frères en armes qui lui donnent l'exemple, il peut devenir une simple foule.
Troisièmement,
parce que l'insurrection était sporadique et inorganisée. Quand Moscou
se
battait sur les barricades, Pétersbourg restait coi. Tiflis et Koutaïs
se
préparaient à L'assaut quand Moscou était déjà "soumise".
Quatrièmement, parce que notre insurrection s'en est tenue à une politique de défensive et non d'offensive. L'insurrection de décembre a été provoquée par le gouvernement lui-même qui nous a attaqués ; il avait son plan, tandis que son attaque nous a pris au dépourvu ; nous n'avions pas de plan bien arrêté, nous nous sommes vus contraints de nous tenir à une politique d'autodéfense et donc de nous mettre à la remorque des évènements. Si les Moscovites avaient, dés le début, opté pour la politique d'offensive, ils se seraient immédiatement emparés de la gare Nikolaevski, le gouvernement n'aurait pu lancer ses troupes de Pétersbourg à Moscou, et l'insurrection de Moscou aurait ainsi duré plus longtemps, ce qui aurait exercé une heureuse influence sur les autres villes. Il faut en dire autant des Lettons : si, dés le début, ils avaient choisi l'offensive, ils se seraient d'emblée emparés des canons et auraient porté un coup sensible aux forces du gouvernement.
Ce n'est pas sans raison que Marx a dit :
Une fois l'insurrection commencée, il faut
agir avec
une extrême résolution et passer à l'offensive. La
défensive est la mort de toute insurrection armée... Il faut
attaquer l'ennemi à l'improviste tant que ses forces sont encore
dispersées ; il
faut obtenir chaque jour des succès nouveaux, fussent-ils minimes ; il
faut conserver
l'ascendant moral acquis par le premier mouvement victorieux des
insurgés ; il
faut entraîner les éléments hésitants qui vont toujours ver ceux qui
sont les
plus forts et se mettent toujours du côté le plus sûr ; il faut
contraindre l'ennemi
à reculer avant qu'il ait pu rassembler ses forces contre vous. En un
mot,
agissez comme le dit Danton, le plus grand maître de la tactique
révolutionnaire
que l'on connaisse jusqu'ici : De l'audace, encore de l'audace,
toujours de
l'audace. (Voir Karl Marx : Esquisses
historiques, p. 95)[7].
C'est cette "audace", cette politique d'offensive qui ont manqué à l'insurrection de décembre.
On nous dira : ce ne sont pas là toute les causes de la "défaite" de décembre ; vous oubliez qu'en décembre la paysannerie n'a pas su s'unir au prolétariat, et c'est là aussi une des causes principales du recul de décembre. C'est la vérité même, et nous n'avons garde de l'oublier. Mais pourquoi la paysannerie n'a-t-elle pas su s'unir au prolétariat, quelle en a été la cause ? On nous dira : le manque de conscience. Bon, mais comment devons-nous rendre les paysans conscients ? par la diffusion de brochures ? Evidemment, cela ne suffit pas ! Alors comment ? Par la lutte, en les entraînant dans la lutte et en les guidant pendant la lutte. Aujourd'hui, la ville est appelée à diriger la campagne, et l'ouvrier à diriger le paysan ; si le travail n'est pas organisé dans les villes en vue de l'insurrection, jamais la paysannerie n'ira à la bataille aux côtés du prolétariat d'avant-garde.
Tels sont les faits.
Dés lors, on voit clairement l'attitude que le congrès devait prendre à l'égard de l'insurrection armée, les mots d'ordre qu'il devait donner aux camarades du parti.
L'armement laissait à désirer dans le parti, on l'avait négligé jusque-là. Donc, le congrès devait dire au parti : armez-vous, portez une attention accrue aux choses de l'armement, pour que l'action révolutionnaire à venir nous trouve tant soit peu préparés.
Poursuivons. L'organisation par le parti, de détachements armés laissait à désirer. Il ne se préoccupait pas suffisamment de multiplier les détachements rouges. Donc, le congrès devait dire au parti : Formez des détachements rouges, diffusez dans le peuple les connaissances militaires, portez une attention accrue à l'organisation de détachements rouges, pour que nous puissions plus tard nous procurer des armes par les armes et étendre l'insurrection.
Poursuivons. L'insurrection de décembre avait trouvé le prolétariat divisé, personne ne pensait sérieusement à organiser l'insurrection. Donc, le congrès devait donner au parti le mot d'ordre de procéder énergiquement au rassemblement des éléments de combat, à leur mise en action suivant un plan unique, à l'organisation active de l'insurrection armée.
Poursuivons. Jusqu'à présent, le prolétariat, dans l'insurrection armée, s'en est tenu à la politique de la défensive, jamais il n'a pris l'offensive, et c'est ce qui a empêché l'insurrection de triompher. Donc, le congrès se devait de signaler aux camarades du parti que le montant de la victoire de l'insurrection approchait et qu'il fallait passer à la politique d'offensive.
Qu'a fait le congrès, et quels mots d'ordre a-t-il donnés au parti ?
Le congrès déclare que
...la tâche essentielle du parti, à l'heure
actuelle,
est de développer la révolution en élargissant et en renforçant la
propagande
dans les larges couches du prolétariat, de la paysannerie, de la petite
bourgeoisie
des villes et parmi les troupes : de les entraîner à la lutte active
contre le
gouvernement par l'intervention constante de la social-démocratie et du
prolétariat qu'elle dirige, dans toutes les manifestations de la vie
politique du
pays... [Le parti] ne peut assumer l'engagement d'armer le peuple, ce
qui
susciterait des espoirs mensongers ; il doit se limiter à aider la
population à
d'armer par elle-même, à organiser et à armer des groupes de combat...
Le parti
a le devoir de s'opposer à toutes les tentatives d'entraîner le
prolétariat à une
collision armée quand les conditions sont défavorables..., etc...,
etc... (Voir
la résolution du congrès.)
Il s'ensuit qu'aujourd'hui, en ce moment précis, où nous sommes à la veille d'une nouvelle action populaire, le plus important pour la victoire de l'insurrection, c'est la propagande, tandis que l'armement et l'organisation de détachements rouges sont choses accessoires ; il ne faut pas nous laisser fasciner par elles, et nous devons, à cet égard, "limiter" notre action à une "aide". Quant à la nécessité d'organiser l'insurrection au lieu de la faire en ordre dispersé, quant à la nécessité d'avoir une politique d'offensive (rappelez-vous les paroles de Marx), le congrès n'en souffle mot. Il est clair que, pour lui, ces questions sont sans importance.
Les faits disent : armez-vous et renforcez par tous les moyens les détachements rouges. Le congrès répond : ne vous laissez pas trop fasciner par l'armement et l'organisation de détachements rouges ; "limitez" votre action dans ce domaine, car le principal est la propagande.
C'est à croire que nous nous sommes beaucoup occupés d'armement jusqu'ici, que nous avons armé une foule de camarades, organisé de nombreux détachements, mais négligé la propagande ! Et ce congrès de nous faire la leçon : cessez de vous armer, cessez de vous occuper de cela ; la tâche principale, voyez-vous, c'est la propagande !
Certes, la propagande demeure en tout temps et en tout lieu une des armes principales du parti; mais est-ce la propagande qui va décide de la victoire de l'insurrection prochaine ? Si le congrès avait dit cela il y a quatre ans, quand l'insurrection ne figurait pas chez nous à l'ordre du jour, c'eût été encore concevable. mais aujourd'hui nous sommes à la veille d'une insurrection armée, que l'insurrection figure à l'ordre du jour; qu'elle peut éclater sans notre volonté ou contre elle, que peut-on faire "principalement" par la propagande, à quoi peut-on arriver par cette "propagande" ?
Ou encore : admettons que nous ayons élargi la propagande, admettons que le peuple se soit soulevé, et après ? Comment peut-il lutter sans armes ? N'a-t-on pas fait assez couler le sang du peuple désarmé ? D'autre part, à quoi bon des armes au peuple s'il ne sait pas s'en servir, s'il ne possède pas un nombre suffisant de détachements rouges ? On nous dira : nous ne renonçons ni à l'armement, ni aux détachements rouges. Soit, mais si vous ne prêtez pas une attention suffisante à l'armement, si vous le négligez, cela signifie qu'en fait vous y renoncez.
Est-il besoin de dire que le congrès n'a soufflé mot de l'organisation de l'insurrection ni de la politique d'offensive ? Il ne pouvait en être autrement, puisque la résolution du congrès retarde de quatre ou cinq ans sur la vie et que l'insurrection est restée pour le congrès une question théorique.
Qu'est-ce que les bolchéviks ont dit au congrès à ce propos ?
Ils on dit :
...Dans le travail de propagande et
d'agitation du
parti, une attention accrue doit être
accordée à l'étude de l'expérience pratique de l'insurrection de
décembre,
à sa critique au point de vue militaire et aux enseignements immédiats
à en
tirer pour l'avenir ; il convient de mener
une action encore plus énergique pour augmenter le nombre des
groupes de
combat, améliorer leur organisation et les pourvoir en armes de toute
espèce ;
au surplus, ainsi que l'expérience nous le suggère, il faut organiser
non
seulement des groupes de combat du parti, mais aussi des groupes
touchant de
près au parti ou sans-parti... ; devant le progrès du mouvement paysan
qui
peut, dans un avenir très prochain, conduire à une explosion, à une
véritable
insurrection, il est désirable d'orienter nos efforts vers la coordination des actions des ouvriers et des
paysans, afin d'organiser, si possible, des opérations de combat
combinées et simultanées
; [par conséquent], étant données la croissance et l'aggravation d'une
nouvelle
crise politique, la possibilité s'offre de passer
des formes défensives de la lutte armée à ses formes offensives ...
; [il
est nécessaire d'entreprendre en commun avec les soldats] les
actions offensives les plus résolues contre le gouvernement...,
etc... (Voir la résolution des bolchéviks.)
Voilà ce qu'ont dit les bolchéviks.
Mais leur position n'a pas été approuvée par le congrès.
Après cela, il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les résolutions du congrès ont été accueillies avec tant d'enthousiasme par es cadets libéraux (voir Nacha Jizn, n°432) : ils ont compris que ces résolutions retardaient de plusieurs années sur la révolution actuelle ; qu'elles ne reflétaient nullement les objectifs de classe du prolétariat ; que ces résolutions-là tendaient à faire du prolétariat un appendice des libéraux plutôt qu'une force indépendante. Ils ont compris tout cela, et voilà pourquoi ils les couvrent d'éloges.
La tâche des camarades du parti est de juger ces résolutions du congrès avec esprit critique et, l'heure venue, d'y introduire les rectifications nécessaires
C'est précisément cette tâche que nous avions en vue en commençant à écrire cette brochure.
Il
est
vrai
que nous n'avons examiné ici que deux résolutions : "Sur l'attitude à
l'égard de
Nous voilà arrivés à notre conclusion principale ; nous constatons que, dans le parti, le problème se pose de la façon suivante : le prolétariat conscient doit-il exercer l'hégémonie dans la révolution actuelle, ou bien doit-il se mettre à la remorque des démocrates bourgeois?
Nous avons vu que la solution de ce problème commande la solution de tous les autres.
Nos camarades mettront d'autant plus de soin à peser ce qui constitue le fond des deux thèses en présence.
Conforme au texte de la brochure
publiée par les éditions "Prolétariat", en 1906.
Signé : Camarade K.
Traduit du géorgien.
[1]
Cette
étude parut en 1906, à Tiflis, en géorgien, aux éditions du Prolétariat.
A la brochure étaient
annexés trois projets de résolutions des bolchéviks pour le IVe congrès
("Congrès d'unification") : 1. "La situation actuelle de la
révolution démocratique" (Voir V. Lénine : Oeuvres, 4e
éd. russe, t. X, p. 130-131) ; 2. "Les objectifs
de classe du prolétariat dans la situation actuelle de la révolution
démocratique" (voir Les
résolutions
et décisions des congrès, conférences et assemblées plénières du Comité
central
du P.C. (b) de l'U.R.S.S., 1re
partie, 6e éd. russe, 1940, p.65) ;
3.
"L'insurrection armée" (voir V. Lénine : Oeuvres, 4e
éd. russe, t. X, p. 131-133) ; puis le projet de
résolution sur
[2] Nous n'envisageons pas ici l'aspect de principe de la question. (J.S.).
[3] Le "parti des réformes démocratiques", parti de la bourgeoisie monarchiste libérale, s'était constitué lors des élections à la 1re Douma d'Etat, en 1906. (N.R.).
[4] Octobristes, ou "Union du 17 octobre" : parti contre-révolutionnaire de la grosse bourgeoisie industrielle et commerçante et des grands propriétaires fonciers, qui fondé en novembre 1905, soutenait à fond le régime de Stolypine, la politique intérieure et étrangère du tsarisme. (N.R.).
[5]
Troudoviks, ou "groupe du travail" : groupe de démocrates
petits-bourgeois, fondé en avril 1906 et composé de députés paysans de
[6] Nacha Jizn [Notre Vie], journal bourgeois libéral, parut à Pétersbourg, avec des interruptions, de novembre 1904 à décembre 1906.
[7] Voir la note à la p. 206 du présent tome. (Expressions soulignées par Staline). (N.T.).