Editeur:
Editions
sociales, Paris, 1953.
Numérisation:
Ysengrin, 2014.
Le menchévik N. Kh.[1] sait qu'avec de l'audace on prend les villes et... il a l'audace d'accuser une fois de plus les bolchéviks de blanquisme (voir la Simartlé[2], n°7).
Certes il n'y a là rien d'étonnant. Les opportunistes d'Allemagne, Bernstein et Vollmar, traitent depuis longtemps Kautsky et Bebel de blanquistes. Les opportunistes de France, Jaurès et Millerand, accusent depuis longtemps Guesde et Lafargue de blanquisme et de jacobinisme. Cependant la monde entier sait que Bernstein, Millerand, Jaurès et les autres sont des opportunistes, qu'ils trahissent le marxisme, tandis que Kautsky, Bebel, Guesde, Lafargue et les autres sont des marxistes révolutionnaires. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que les opportunistes de Russie et leur disciple N. Kh. imitent les opportunistes d'Europe et nous traitent de blanquistes ? Cela signifie seulement que les bolchéviks, tout comme Kautsky et Guesde, sont des marxistes révolutionnaires[3].
Nous aurions pu arrêter là notre entretien avec N. Kh. Mais il "approfondit" le problème et s'efforce de prouver qu'il a raison. Ecoutons-le donc, pour ne pas le blesser.
N. Kh. n'est pas d'accord avec l'opinion suivante des bolchéviks :
Disons[4]
que
le peuple des villes est pénétré de haine contre le gouvernement[5],
il
peut se soulever pour la lutte, si l'occasion s'en présente. Cela
signifie que,
quantitativement, nous sommes déjà prêts. Mais ce n'est pas encore
suffisant. Pour
que l'insurrection triomphe, il faut établir à l'avance un plan de
lutte, élaborer
à l'avance une tactique de combat ; il faut disposer de détachements
organisés,
etc... (Voir l'Akhali Tskhovréba, n°6).
N. Kh. n'est pas d'accord. Pourquoi ? parce que c'est, selon lui, du blanquisme ! Ainsi N. Kh. ne veut ni d'une "tactique de combat", ni de "détachements organisés", ni d'une action organisée : tout cela, paraît-il, est accessoire et superflu. Les bolchéviks disent que "la haine seule à l'égard du gouvernement ne suffit pas", que la conscience seule "ne suffit pas", qu'il faut encore "des détachements et une tactique de combat". Tout cela, N. Kh. le nie et le qualifie de blanquisme.
Retenons ce point et poursuivons.
N. Kh. n'aime pas l'idée suivante de Lénine :
Nous devons retenir l'expérience des
insurrections de
Moscou, du Donetz, de Rostov et d'ailleurs, nous devons diffuser
cette expérience,
préparer avec ténacité et patience de
nouvelles forces de combat, les instruire
et les aguerrir dans une série
d'opérations de partisans. Peut-être la nouvelle explosion ne se
produira-t-elle
pas encore au printemps, mais son heure arrive, et, probablement, elle
n'est
plus très éloignée. Elle doit nous trouver armés, organisés
militairement,
prêts à une action offensive résolue. (Voir les Partïinyé
Izviestia)[6].
N. Kh. n'est pas d'accord avec cette pensée de lénine. pourquoi ? Parce que, selon lui, c'est du blanquisme !
Ainsi, d'après N. Kh., nous ne devons pas "retenir l'expérience de l'insurrection de décembre" et nous ne devons pas "la diffuser". Il est vrai que l'explosion approche, mais, d'après N. Kh., elle ne doit pas "nous trouver armés", nous ne devons pas nous préparer à une "action offensive résolue". Pourquoi ? Sans doute parce que nous vaincrons plus vite désarmés et sans préparation ! Les bolchéviks disent qu'on peut s'attendre à une explosion et que, par conséquent, notre devoir est de nous y préparer, tant au point de vue de la conscience qu'au point de vue de l'armement. N. Kh. sait qu'on peut s'attendre à une explosion, mais il n'admet rien d'autre qu'une propagande verbale ; aussi met-il en doute et juge-t-il superflue la nécessité de s'armer. Les bolchéviks disent qu'il faut introduire la conscience et l'esprit d'organisation dans une insurrection qui a éclaté spontanément et sporadiquement. N. Kh. ne reconnaît pas non plus cette nécessité : c'est, selon lui, du blanquisme. Les bolchéviks disent qu'à un moment déterminé, une "action offensive résolue" est nécessaire. Ni l'esprit de résolution, ni l'action offensive ne plaisent à N. Kh. : tout cela est, selon lui, du blanquisme.
Retenons tous ces points et voyons ce que Marx et Engels pensaient de l'insurrection armée.
Voici ce qu'écrivait Marx dans la période de 1850 :
Une fois l'insurrection commencée, il faut
agir avec
une extrême résolution et passer à l'offensive. la défensive est la
mort de
toute insurrection armée... Il faut attaquer l'ennemi à l'improviste,
tant que
ses troupes sont encore dispersées ; il faut obtenir chaque jour des
succès
nouveaux, fussent-ils minimes ; il faut conserver l'ascendant moral
conquis par
le premier mouvement victorieux des insurgés ; il faut entraîner les
éléments
hésitants qui vont toujours vers ceux qui sont les plus forts et se
mettent
toujours du côté le plus sûr ; il faut contraindre l'ennemi à reculer,
avant
qu'il ait pu rassembler ses forces contre cous. En un mot, agissez
selon les
paroles de Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire
que nous
connaissions : De l'audace, encore de
l'audace, toujours de l'audace. (Voir Karl Marx : Esquisses
historiques, p. 95[7]).
Ainsi parle le plus grand marxiste, Karl Marx.
Comme on le voit, d'après Marx, quiconque veut la victoire de l'insurrection doit prendre le chemin de l'offensive. Or, nous savons que celui qui choisit le chemin de l'offensive., doit avoir des armes, des connaissances militaires et des détachements entraînés, — faute de quoi l'offensive est impossible. Quant aux actions offensives audacieuses, elles sont pour Marx la chair et le sang de toute insurrection. N. Kh., lui, raille et les actions offensives audacieuses, et la politique d'offensive, et les détachements organisés, et la diffusion des connaissances militaires — tout cela, selon lui, c'est du blanquisme ! Il s'ensuit que N. Kh. est un marxiste, et que Marx est un blanquiste ! Pauvre Marx ! S'il pouvait sortir de sa tombe et écouter le bafouillage de N. Kh. !
Et que dit Engels de l'insurrection ? Engels, parlant de l'insurrection espagnole dans une de ses brochures, répond en ces termes aux anarchistes :
Cette insurrection, bien que stupidement
commencée,
aurait eu encore de grandes chances de succès si elle avait été dirigée
de
façon tant soit peu raisonnable, ne fût-ce qu'à la manière de ces
mutineries
militaires espagnoles où la garnison d'une ville se soulève, marche sur
la
ville voisine, entraîne derrière elle la garnison cette ville déjà
travaillée
par avance et, grandissant comme une avalanche, se précipite sur la
capitale,
jusqu'à ce que le succès d'une bataille ou le passage à ses côtés des
troupes
envoyées contre elle décide de la victoire. Une telle méthode était
alors particulièrement
indiquée. partout les insurgés s'étaient depuis
longtemps déjà organisés en bataillons de volontaires [vous
entendez,
camarade, Engels parle de bataillons !]. La discipline, sans doute, y
était
mauvaise, mais certainement pas pire que celle qui régnait dans les
débris de
la vieille armée espagnole, presque partout en désagrégation. Les
seules
troupes sur lesquelles le gouvernement pouvait compter étaient les
gendarmes
(guardias civiles), mais elles se trouvaient dispersées dans tout le
pays. Il
fallait avant tout empêcher les détachements de gendarmes de se
concentrer ; or
on ne pouvait y parvenir qu'en attaquant
et en osant sortir à découvert...
[attention, attention, camarades !] Si l'on voulait vaincre, il n'y
avait pas
d'autre moyen...
Ensuite Engels tance vertement les bakouninistes qui érigeaient en principe ce qu'on aurait pu éviter :
à savoir le fractionnement et la dispersion
des forces
révolutionnaires, qui ont permis aux mêmes troupes gouvernementales
d'écraser
une insurrection après l'autre. (Voir les
Bakouninistes au travail d'Engels[8].)
Ainsi parle le marxiste bien connu Friedrich Engels...
Des bataillons organisés, une politique d'offensive, l'organisation de l'insurrection, l'union des différentes insurrections — voilà ce qui, d'après Engels, est nécessaire pour faire triompher l'insurrection.
Il s'ensuit que N. Kh. est un marxiste, et Engels un blanquiste ! Pauvre Engels !
Comme on le voit, N. Kh. ne connaît pas le point de vue de Marx et d'Engels sur l'insurrection.
Si ce n'était que cela ! Nous déclarons que la tactique préconisée par N. Kh. diminue et, en réalité, nie l'importance de l'armement, des détachements rouges, des connaissances militaires. Cette tactique est celle d'une insurrection sans armes. Cette tactique nous conduit à la "défaite de décembre". Pourquoi, en décembre, n'avions-nous ni armes, ni détachements, ni connaissances militaires, etc... ? Parce que la tactique de camarades comme N. Kh. était fort répandue dans le parti...
Or, le marxisme et la vie réelle condamnent tous deux cette tactique sans armes.
Ainsi parlent les faits.
L'Akhali Tskhovréba [
n°19, 13 juillet 1906.
Signé : Koba.
Traduit du géorgien.
[1]
[2]
[3] A l'époque, K. Kautsky et J. Guesde n'avaient pas encore passé dans le camp des opportunistes. La révolution russe de 1905-1907 avait exercé une énorme influence sur le mouvement révolutionnaire international et, en particulier, sur la classe ouvrière allemande : et Kautsky, sur une série de questions, avait pris position dans l'esprit de la social-démocratie révolutionnaire. (N.R.).
[4] Ici N. Kh. a remplacé le mot "disons" par le mot "quand", ce qui modifie un peu le sens. (J.S.).
[5] Ici N. Kh. a omis les mots "contre le gouvernement" (voir l'Akhali Tskhovréba*, n°6). (J.S.).
*
L'Akhali Tskhovréba [
[6]
Cette
citation est extraite de l'article de Lénine : "La situation actuelle
de
[7]
On
sait, depuis la publication de la correspondance entre Marx et Engels,
que ce
dernier est le véritable auteur de Révolution
et contre-révolution en Allemagne, ensemble d'articles publiés dans
le New-York Daily Tribune d'octobre 1851 à
décembre 1852 sous la signature de Karl Marx. Voir Friedrich Engels :
"Révolution et contre-révolution en Allemagne", dans
[8] Publié dans le Volkstaat, 31 octobre, 2 et 5 novembre 1873. Voir Karl Marx et Friedrich Engels : Oeuvres, t. XV, 1935, pages 118 et 119, éd. russe, et Karl Marx et Friedrich Engels : Contre l'anarchisme, p. 28 et 29. Bureau d'éditions; Paris, 1939. (N.T.).