J. V.
Staline
Tome I
La Douma d'Etat et la
tactique de la
social-démocratie [1]
8 mars
1906
Source:
Œuvres,
Tome I, septembre 1901-avril 1907
Editeur:
Editions
sociales, Paris, 1953.
Numérisation:
Ysengrin, 2014.
Vous
avez sans
doute entendu parler de l'affranchissement des paysans. C'était à
l'époque où
un double coup avait été porté au gouvernement : au dehors, la défaite
de
Crimée; à l'intérieur, le mouvement paysan. Aussi le gouvernement,
pressé de
deux côtés, fut-il contraint de céder, et il se mit à parler de
l'affranchissement des paysans : "Nous devons nous-mêmes affranchir les
paysans d'en haut, sinon le peuple se soulèvera et s'affranchira
lui-même d'en
bas." Nous savons ce qu'a été cet "affranchissement d'en
haut"... Et si le peuple s'est alors laissé duper ; si le gouvernement
est
parvenu à réaliser ses plans pharisaïques ; s'il a pu, par des
réformes,
raffermir sa situation et retarder ainsi la victoire du peuple, c'est,
entre
autres, parce qu'à cette époque le peuple n'était pas encore préparé et
qu'on
pouvait facilement le tromper.
La
même
histoire se répète aujourd'hui dans la vie de la Russie. On
sait qu'aujourd'hui
encore un double coup a été porté au gouvernement : au dehors, la
défaite en
Mandchourie ; à l'intérieur, la révolution populaire. On sait que le
gouvernement, pressé de deux côtés, est contraint de céder une fois
encore et,
comme naguère, parle de "réformes d'en haut" : "Nous devons ,
d'en haut, donner au peuple une Douma d'Etat, sinon le peuple se
soulèvera et
convoquera lui-même, d'en bas, une Assemblée constituante." C'est ainsi
qu'ils veulent, par la convocation de la Doum, apaiser la
révolution populaire, de même
qu'ils ont, une fois déjà, apaisé le grand mouvement paysan par
"l'affranchissement des paysans".
De
là
notre
tâche : déjouer avec la dernière énergie les plans de la réaction,
balayer la Douma
d'Etat et faire ainsi
place nette pour la révolution populaire.
Mais
qu'est-ce
que la Douma,
comment est-elle composée ?
La Douma est un
parlement
bâtard. Elle n'aura qu'en théorie voix délibérative ; en fait, elle
aura
seulement voix consultative, car il y aura au-dessus d'elle, pour la
censurer,
une Chambre haute et un gouvernement armé jusqu'aux dents. Le manifeste
dit
expressément qu'aucune décision de la Douma ne pourra être appliquée si elle
n'a obtenu
l'assentiment de la
Chambre
haute et du tsar.
La Douma n'est pas un
parlement
populaire ; c'est le parlement des ennemis du peuple, car les élections
à la Douma
ne seront ni
générales, ni égales, ni directes, ni faites au scrutin secret. Les
droits
électoraux infimes accordés aux ouvriers n'existent que sur le papier.
Des 98
délégués qui doivent élire les députés à la Douma pour le
gouvernement de Tiflis, deux
seulement peuvent être élus par les ouvriers, les 96 autres doivent
appartenir
aux autres classes : ainsi le veut le manifeste. Des 32 délégués qui
doivent
envoyer des députés à la
Douma
au nom des circonscriptions de Batoum et de Soukhoum, un seul peut être
élu par
les ouvriers, les 31 autres doivent être désignés par les autres
classes :
ainsi le veut le manifeste. Il en est de même dans les autres régions.
Est-il
besoin de dire que seuls des représentants d'autres classes pourront
être élus
députés ? Pas un député des ouvriers, pas
une voix aux ouvriers : tels sont les principes sur lesquels s'organise
la Douma. Si l'on ajoute à tout cela la loi martiale ;
si l'on tient compte que la
liberté de parole, de la presse, de réunion et d'association n'existe
pas, on
comprendra sans peine ce que seront ceux qui vont se réunir à la Douma tsariste.
Raison
de
plus, il est inutile de le dire, pour que nous nous appliquions
résolument à
balayer cette Douma et à lever le drapeau de la révolution.
Comment
pouvons-nous balayer la
Douma
? En participant aux élections ou en les boycottant? Là est maintenant
la
question.
Les
uns
disent
: nous devons absolument prendre part aux élections pour empêtrer la
réaction
dans ses propres filets et faire ainsi définitivement échec à la Douma d'Etat.
Les
autres
leur répondent : en prenant part aux élections, vous aidez sans le
vouloir la
réaction à créer une Douma et vous sautez ainsi à pieds joints dans les
filets
qu'elle vous a tendus. Cela signifie que vous allez d'abord, de concert
avec la
réaction, aider à instituer une Douma tsariste, pour essayer ensuite,
sous la
pression de la vie, de détruire cette Douma que vous aurez vous-mêmes
créée,
chose incompatible avec les exigences de notre politique, qui est une
politique
de principe. De deux choses l'une : ou bien renoncez à participer aux
élections
et travaillez à mettre la
Douma
en échec, ou bien renoncez à faire échec à la Douma et allez
voter sans vous proposer de
détruire ensuite ce que vous avez vous-mêmes créé.
Il
est
évident
que la seule voie juste, c'est le boycottage actif qui nous permettra
d'isoler
du peuple la réaction, de faire échec à la Douma et de priver
ainsi de tout appui ce
parlement bâtard.
Tels
sont les
arguments des partisans du boycottage.
Qui
a
raison ?
Deux
conditions sont nécessaires pour une tactique social-démocrate
véritable :
d'abord ne pas être en contradiction avec la marche de la vie sociale ;
ensuite, élever sans cesse l'esprit révolutionnaire des masses.
La
tactique de
la participation aux élections contredit la marche de la vie sociale,
car la
vie sape les assises de la
Doum,
alors que la participation aux élections les consolide et, par
conséquent, va à
l'encontre de la vie.
La
tactique du
boycottage, elle, découle de la marche de la révolution, car, de
concert avec
la révolution, elle discrédite et sape dés le début les assises de la Douma policière.
La
tactique de
la participation aux élections affaiblit l'esprit révolutionnaire du
peuple,
car les partisans de cette tactique invitent le peuple à prendre part à
des
élections policières, et non à des actes révolutionnaires ; ils voient
le salut
dans des bulletins de vote, et non dans l'action du peuple. Les
élections
policières donneront au peuple une idée fausse de la Doum d'Etat, elles
éveilleront en lui des espoirs fallacieux et le pousseront à penser
involontairement : il faut croire que la Doum n'est pas une
chose si mauvaise ; sinon les
social-démocrates ne nous conseilleraient pas d'y participer. Qui sait
si la
chance ne nous sourira pas et si la Douma ne nous sera pas profitable ?
La
tactique du
boycottage, elle, ne sème point d'espoirs fallacieux dans la Douma ; elle dit
franchement
et sans équivoque que le salut réside uniquement dans l'action
victorieuse du
peuple, que l'affranchissement du peuple ne peut être que l'oeuvre du
peuple
lui-même ; et que la
Douma
y faisant obstacle, il faut dés maintenant s'efforcer de la supprimer.
Ici, le
peuple ne compte que sur lui-même ; il est, dés la début, hostile à la Douma, citadelle de
la
réaction ; tout cela ne manquera pas d'élever de plus en plus son
esprit
révolutionnaire, de préparer le terrain pour une action générale
victorieuse.
La
tactique
révolutionnaire doit être claire, nette et précise ; la tactique du
boycottage
possède justement ces qualités.
On
dit
: la
propagande orale ne suffit pas ; c'est par des faits qu'il faut
convaincre la
masse de l'incapacité de la
Douma, et contribuer ainsi à son échec ; on doit, pour
cela,
participer aux élections, et non les boycotter activement.
Voici
notre
réponse. Il va sans dire que la propagande par les faits a beaucoup
plus de
portée qu'une explication verbale. Si nous allons aux réunions
électorales populaires, c'est justement pour que dans la lutte contre les autres partis, dans
les conflits qui nous opposent à
eux, le peuple voie de ses propres yeux la perfidie de la réaction et
de la
bourgeoisie, et pour que nous fassions ainsi "de la propagande par les
faits" parmi les électeurs. Et si cela ne suffit pas à nos camarades,
s'ils veulent avec tout cela que nous participions aux élections, il
faut leur
faire remarquer que par elle-même l'élection, — le fait de déposer ou
non son
bulletin dans l'urne, — n'ajoute absolument rien ni à la propagande
"par
les faits", ni à la propagande "verbale". Mais le préjudice est
grand, puisque, par cette "propagande par les faits", les partisans
de la participation, sans le vouloir, approuvent l'existence de la Douma et en
consolident
ainsi les assises. Comment ces camarades entendent-ils compenser ce
grave
préjudice ? En déposant des bulletins ? Ce n'est même pas la peine d'en
discuter.
D'autre
part,
la "propagande par les faits" doit également avoir des bornes. Quand
Gapone[2]
marchait
avec la croix et les icônes à la tête des ouvriers de Pétersbourg, il
disait
aussi : le peuple croit à la bonté du tsar ; il ne s'est pas encore
convaincu
de la volonté criminelle de l'administration, et il ne nous reste qu'à
le
conduire au palais du tsar. Assurément Gapone se trompait. Sa tactique
était
néfaste, ce qui fut confirmé le 9 janvier. Cela signifie que nous
devons
rejeter la tactique de Gapone. Or la tactique du boycottage est la
seule qui
écarte radicalement les expédients à la Gapone.
On
dit
: le
boycottage coupera la masse de son avant-garde, car celle-ci seule vous
suivra,
tandis que la masse restera avec les réactionnaires et les libéraux,
qui la
gagneront à leur cause.
A
cela
nous
répondrons que partout où des faits de ce genre se produiront, c'est
que la
masse sympathise évidemment avec d'autres partis et nous aurions beau
prendre
part aux élections, elle n'élirait pas de délégués social-démocrates.
Car ce ne
sont pas les élections qui peuvent, par elles-mêmes, rendre la masse
révolutionnaire ! Quant à la propagande électorale, elle est faite par
les deux
tendances, avec cette différence toutefois que les partisans du
boycottage font
contre la Douma
une propagande plus intransigeante et plus énergique que les partisans
de la
participation aux élections, car une violente critique de la Douma peut inciter
les
masses à refuser de voter, ce qui n'entre pas dans les plans des
partisans de
la participation. Si cette propagande est efficace, le peuple se
ralliera
autour des social-démocrates, et quand ceux-ci appelleront à boycotter la Douma, le peuple
les suivra
aussitôt, tandis que les réactionnaires resteront avec leurs fieffées
crapules.
Si, en revanche, la propagande "ne porte pas", les élections ne
peuvent que nous être préjudiciables, car avec la tactique de la
participation à
la Douma,
nous
serons obligés d'approuver l'activité de réactionnaires. Le boycottage,
on le
voit, est le meilleur moyen de rallier le peuple autour de la
social-démocratie, bien entendu là où ce ralliement est possible ; là
où il ne
l'est pas, les élections ne peuvent que nous faire du tort.
D'autre
part,
la tactique de la participation à la Douma obscurcit la conscience
révolutionnaire du peuple. En
effet, tous les partis révolutionnaires et libéraux prennent part aux
élections. Quelle différence y a-t-il entre eux et les révolutionnaires
? A
cette question, la tactique de la participation ne fournit pas de
réponse
explicite aux masses. Celles-ci peuvent facilement confondre les cadets
non
révolutionnaires. La tactique du boycottage, elle, trace une frontière
très
nette entre les révolutionnaires et les non-révolutionnaires qui
veulent se
servir de la Douma
pour sauver les assises de l'ancien régime. Or il importe éminemment,
pour
l'éducation révolutionnaire du peuple, que cette frontière soit tracée.
On
nous
dit,
enfin, que grâce aux élections nous créerons des Soviets de députés
ouvriers et
unirons ainsi sur le plan de l'organisation les masses révolutionnaires.
A
cela
nous
répondrons que, dans les conditions actuelles, alors que les
participants aux réunions
les plus anodines sont arrêtés, l'activité de Soviets de députés
ouvriers est
absolument impossible et que, par conséquent, se fixer pareille tâche,
c'est se
leurrer soi-même.
Ainsi la tactique de la participation sert
sans le vouloir à fortifier la Douma tsariste ; elle affaiblit l'esprit
révolutionnaire des
masses, obscurcit la conscience révolutionnaire du peuple ; elle n'est
en
mesure de créer aucune organisation révolutionnaire ; elle va à
l'encontre du
développement de la vie sociale et, comme telle, elle doit être rejetée
par la
social-démocratie.
Quant
à
la
tactique du boycottage, c'est dans cette direction que va maintenant le
développement de la révolution. C'est aussi cette direction que doit
suivre la
social-démocratie.
La Gantiadi
[l'Aube],
n°3, 8 mars 1906.
Signé : I. Bessochvili.
Traduit
du géorgien.
[1]
Cet
article a été publié le 8 mars 1906 dans la Gantiadi
[l'Aube], organe quotidien du comité
unifié de Tiflis du P.O.S.D.R, qui parut du 5 au 10 mars 1906. L'article
exprimait
le point de vue officiel des bolchéviks sur la tactique à suivre à
l'égard des
élections à la Douma. Dans
le numéro précédent de la Gantiadi,
un article
intitulé "Les élections à la Douma d'Etat et notre tactique" et signé
X, exposait la
position des menchéviks dans cette question. L'article de Staline était
accompagné de cette note de la rédaction : "Dans le numéro d'hier, nous
avons publié un article qui traduisait l'opinion d'une partie de nos
camarades
sur la participation à la
Douma
d'Etat. Aujourd'hui, nous faisons paraître, ainsi que nous l'avons
promis, un
second article exprimant le point de vue d'une autre partie de nos
camarades
sur cette même question. Comme le lecteur s'en rendra compte, ces
articles se
distinguent foncièrement l'un de l'autre : l'auteur du premier article
est pour
la participation aux élections à la Douma ; l'auteur du second article est
contre. Ces deux
points de vue ne traduisent pas seulement une opinion personnelle. Ils
expriment les conceptions tactiques des deux tendances qui existent
dans le
parti. Et il en est ainsi non seulement chez nous, mais dans toute la Russie". (N.R.).
[2]
Voir
sur Gapone la note de la page 173. (N.T.).