Deux batailles
Editeur:
Editions
sociales, Paris, 1953.
Numérisation:
Ysengrin, 2014.
Vous vous rappelez sans doute le 9 janvier
de l'an
dernier... Ce jour là, le prolétariat de Pétersbourg s'est heurté de
front au
gouvernement du tsar et, sans le vouloir, s'est trouvé aux prises avec
lui.
Oui, sans le vouloir, car étant allé pacifiquement demander au tsar "du
pain et la justice", il avait été accueilli en ennemi et criblé de
balles.
Il plaçait ses espoirs dans les portraits du tsar et les bannières
religieuses
; mais on mit en lambeaux les uns et les autres et on les lui jeta à la
face ;
il put ainsi se convaincre par expérience qu'aux armes, on ne peut
opposer que
les armes. Il prit donc les armes, — là où il en avait sous la main, —
afin
d'affronter l'ennemi en ennemi et de se venger. Mais après avoir laissé
des
milliers de victimes sur le champ de bataille et essuyé des pertes
sévères, il
dut reculer, la rage au coeur.
Voilà à quoi nous fait penser le 9 janvier
de l'an
dernier.
En ce jour où le prolétariat de Russie
célèbre
l'anniversaire du 9 janvier, il n'est pas superflu de se demander
pourquoi,
l'an dernier, le prolétariat de Pétersbourg a reculé dans la bataille,
et en
quoi cette bataille diffère de la bataille générale de décembre.
Tout d'abord, il a reculé parce qu'il ne
possédait
pas encore le minimum de conscience révolutionnaire absolument
indispensable
pour que l'insurrection triomphât. Un prolétariat qui s'en va, la
prière aux
lèvres et l'espoir au coeur, trouver le tsar sanglant dont toute
l'existence
repose sur l'oppression du peuple ; un prolétariat qui s'en va,
confiant,
demander à son ennemi juré "un grain de charité", peut-il vaincre
dans les combats de rue ?...
Il est vrai qu'ensuite, peu de temps
après, les
fusillades ont ouvert les yeux au prolétariat trompé, lui ont
clairement montré
la face hideuse de l'autocratie ; il est vrai que, dés ce moment, il
s'est
écrié avec colère : "Le tsar a cogné sur nous, à nous de cogner sur le
tsar !" Mais on est bien avancé si l'on n'a pas d'armes : que peut-on
faire dans un combat de rue lorsqu'on a les mains vides, même si l'on
est
conscient ? La balle de l'ennemi ne fracasse-t-elle pas aussi bien la
tête
consciente que celle qui ne l'est pas ?
Oui, le manque d'armes a été la seconde
cause du
recul du prolétariat de Pétersbourg.
Mais que pouvait Pétersbourg seul, à
supposer qu'il
eût des armes ? Tandis qu'à Pétersbourg le sang coulait et qu'on
dressait des
barricades, dans les autres villes personne n'a bougé le petit doigt ;
voilà
pourquoi le gouvernement a pu faire venir des troupes d'ailleurs et
inonder les
rues de sang. ce n'est qu'après, quand le prolétariat de Pétersbourg
eut
enterré les camarades tués et repris ses occupations quotidiennes, que
retentit
dans d'autres villes le cri des ouvriers en grève : Salut aux héros de
Pétersbourg ! Mais ce salut tardif pouvait-il donner quelque chose à
qui que ce
soit ? C'est pourquoi le gouvernement ne prit pas au sérieux ces
actions
isolées et inorganisées, et dispersa sans beaucoup de peine un
prolétariat
divisé en différents groupes.
Donc, absence d'une insurrection générale
organisée,
caractère inorganisé des actions du prolétariat : telle fut la
troisième cause
du recul du prolétariat de Pétersbourg.
Et puis, qui aurait pu organiser une
insurrection
générale ? Ce n'est pas le peuple, pris dans son ensemble, qui pouvait
s'en
charger, et l'avant-garde du prolétariat, — le parti du prolétariat, —
était
elle-même désorganisée, déchirée par des divergences : la lutte
intérieure, la
scission l'affaiblissaient de jour en jour. Rien d'étonnant à ce que le
jeune
parti, coupé en deux, n'ait pu réussir à organiser une insurrection
générale.
Donc, absence d'un parti unique et
cohérent : telle
fut la quatrième cause du recul du prolétariat.
Enfin, si la paysannerie et les troupes ne
se sont
pas jointes à l'insurrection et ne lui ont pas apporté des forces
nouvelles,
c'est qu'elles ne pouvaient voir une force dans cette faible et courte
insurrection, et, comme on le sait, on ne se joint pas aux faibles.
Voilà pourquoi l'héroïque prolétariat de
Pétersbourg
a reculé en janvier de l'an dernier.
*
* *
Le temps passait. Le prolétariat, poussé à
bout par
la crise et l'arbitraire, se préparait à une nouvelle bataille. Ils se
trompaient, ceux qui s'imaginaient que les victimes du 9 janvier
tueraient dans
le prolétariat toute volonté de combat ; lui se préparait au contraire,
avec
plus de fièvre et d'abnégation encore, à la lutte "finale" ; il se
battait avec encore plus de courage et de ténacité contre les troupes
et les
cosaques. La révolte des marins de la mer Noire et de
La conscience révolutionnaire, qui avait
manqué au
prolétariat le 9 janvier, il l'acquérait à présent avec une surprenante
rapidité. On a dit que dix années de propagande n'auraient pu faire
autant pour
les progrès de la conscience du prolétariat que les journées
d'insurrection. Cela
ne pouvait manquer, car le processus des batailles de classe est la
grande
école où mûrit, chaque jour et à chaque heure, la conscience
révolutionnaire du
peuple.
L'insurrection armée générale, préconisée
d'abord
uniquement par un petit groupe du prolétariat ; l'insurrection armée
que
certains camarades envisageaient même avec scepticisme, gagnait peu à
peu les
sympathies du prolétariat ; il organisait fiévreusement des
détachements
rouges, se procurait des armes, etc... La grève générale d'octobre a
prouvé la
possibilité d'une action simultanée du prolétariat. Il était ainsi
démontré
qu'une insurrection organisée était possible, et le prolétariat
s'engagea
résolument dans cette voie.
Il fallait seulement un parti cohérent, un
parti
social-démocrate un et indivisible, qui dirigeât l'organisation de
l'insurrection générale, qui coordonnât la préparation révolutionnaire
accomplie isolément dans les différentes villes, et prît l'initiative
de
l'offensive. D'autant plus que la vie elle-même préparait un nouvel
essor : la
crise dans les villes, la famine dans les campagnes et d'autres causes
analogues rendaient chaque jour de plus en plus inévitable une nouvelle
explosion révolutionnaire. Le malheur, c'était que ce parti se
constituait
alors seulement ; affaibli par la scission, il ne faisait que reprendre
des
forces et travaillait à son unification.
C'est alors que le prolétariat de Russie
livra sa
seconde bataille, la glorieuse bataille de décembre.
Disons maintenant quelques mots sur cette
bataille.
Si, quand nous parlions de la bataille de
janvier,
nous disions que la conscience révolutionnaire avait fait défaut, nous
devons
dire que cette conscience existait lors de la bataille de décembre.
Onze mois
de tempête révolutionnaire avaient suffisamment ouvert les yeux au
prolétariat
de Russie en lutte, et les mots d'ordre : "A bas l'autocratie ! Vive la
république démocratique !" étaient devenus les mots d'ordre du jour,
les
mots d'ordre des masses. Ici, plus de bannières religieuses, ni
d'icônes, ni de
portraits du tsar, mais des drapeaux rouges flottant au vent, des
portraits de
Marx et d'Engels. Ici, plus de psaumes, ne de "Dieu protège le tsar !
mais
les accents de
Donc, en ce qui concerne la conscience
révolutionnaire, la bataille de décembre différait foncièrement de
celle de
janvier.
Lors de la bataille de janvier, on
manquait d'armes,
le peuple allait au combat désarmé. La bataille décembre a marqué un
pas en
avant ; tous les combattants brûlaient de se procurer des armes,
avaient en
mains des révolvers, des fusils, des bombes et même, en certains
endroits, des
mitrailleuses. Se procurer des armes par les armes : tel était le mot
d'ordre
du jour. Tous cherchaient des armes, tous éprouvaient le besoin d'en
avoir ; le
malheur, c'était qu'il y en avait très peu et que seul un nombre infime
de
prolétaires pouvait se battre les armes à la main.
L'insurrection de janvier était toute
sporadique et
inorganisée ; chacun agissait au petit bonheur. là encore,
l'insurrection de
décembre a marqué un pas en avant. Les Soviets des députés ouvriers de
Pétersbourg et de Moscou, ainsi que les centres de la "majorité" et
de la "minorité", ont, autant que possible, "pris des
mesures" pour que l'action révolutionnaire fût simultanée : ils ont
appelé
le prolétariat de Russie à prendre partout l'offensive en même temps.
Rien de
semblable lors de l'insurrection de janvier. Mais comme cet appel
n'avait pas
été précédé d'un long et patient travail du parti pour préparer
l'insurrection,
il fut un appel, rien de plus, et pratiquement l'action resta
sporadique,
inorganisée. Il n'y eut que tendance à une insurrection simultanée et
organisée.
L'insurrection de janvier était "dirigée"
surtout par des Gapone[1].
L'insurrection de décembre présentait sous ce rapport l'avantage
d'avoir à sa
tête des social-démocrates. Malheureusement, ces derniers étaient
divisés en
plusieurs groupes, ne formaient pas un parti unique et cohérent ; aussi
ne
pouvaient-ils coordonner leur action. Une fois de plus, l'insurrection
trouva
le Parti ouvrier social-démocrate de Russie non préparé et divisé...
La bataille de janvier ne comportait aucun
plan, ne
s'inspirait d'aucune politique définie. La question : attaque ou
défense, n'existait
pas pour elle. La bataille de décembre a eu le seul avantage de poser
clairement cette question, mais au cours de la lutte seulement, et non
à ses
débuts. Quant à la réponse qu'il convenait d'y apporter, l'insurrection
de
décembre a témoigné de la même faiblesse que celle de janvier. Si les
révolutionnaires de Moscou avaient, dés le début, appliqué une
politique
d'offensive, si dés le début, ils avaient, par exemple, attaqué la gare
Nikolaevski et s'en étaient emparés, il va sans dire que l'insurrection
aurait
duré plus longtemps et qu'elle aurait pris une tournure plus favorable.
Ou bien
si les révolutionnaires lettons, par exemple, avaient appliqué une
énergique
politique d'offensive et n'avaient pas hésité, ils auraient sans aucun
doute
commencé par s'emparer des batteries de canons, privant ainsi de tout
appui
l'administration, qui a d'abord laissé les révolutionnaires s'emparer
des
villes, puis, reprenant l'offensive, a reconquis grâce à ses canons les
localités qu'elle avait perdues[2].
On
peut en dire autant des autres villes. Marx déclarait avec raison :
dans une
insurrection, c'est l'audace qui triomphe, et ne peut être audacieux
jusqu'au
bout que celui qui applique la politique de l'offensive.
Voilà à quoi on peut imputer le recul du
prolétariat
à la mi-décembre.
Si la paysannerie et les troupes, dans
leur grande
masse, ne se sont pas jointes à la bataille de décembre ; si cette
dernière a
même provoqué le mécontentement de certains milieux "démocratiques",
c'est qu'elle n'a eu ni la force ni la durée, si nécessaires à
l'extension de
l'insurrection et à sa victoire.
Ce que nous devons faire aujourd'hui,
nous,
social-démocrates de Russie, ressort clairement de ce qui précède.
Premièrement, notre tâche est d'achever
l'oeuvre que
nous avons commencée : créer un parti un et indivisible. Les
conférences de la
"majorité" et de la "minorité"pour toute
Notre tâche consiste, deuxièmement, à
aider le parti
à organiser l'insurrection armée et à participer activement à cette
oeuvre
sacrée, à y travailler sans relâche. Notre tâche consiste à multiplier
les
détachements rouges, à les instruire et à les souder les uns aux autres
; notre
tâche consiste à nous procurer des armes par les armes, à étudier la
disposition des édifices publics, à dénombrer les forces de l'ennemi, à
en
reconnaître les points forts et les points faibles, et à dresser en
conséquence
le plan de l'insurrection. Notre tâche consiste à faire une propagande
systématique en faveur de l'insurrection dans l'armée et à la campagne,
notamment dans les villages situés près de villes, à armer les éléments
sûrs de
ces villages, etc..., etc...
Notre tâche, en troisième lieu, consiste à
rejeter
toute hésitation, à condamner toute indécision, à pratiquer résolument
une
politique d'offensive...
En un mot, un
parti cohérent, une insurrection
organisée par le parti et une politique d'offensive, voilà ce qu'il
nous
faut aujourd'hui pour que triomphe l'insurrection.
Et cette tâche devient d'autant plus
pressante,
d'autant plus impérieuse, que la famine dans les campagnes et la crise
industrielle dans les villes s'aggravent et s'étendent.
Un doute s'est glissé, à ce qu'il paraît,
dans
quelques esprits quant à la justesse de cette vérité élémentaire, et
ces
camarades répètent, découragés : que peut faire le parti, si uni
soit-il, s'il
est incapable de rassembler autour de lui le prolétariat? Or, le
prolétariat
est écrasé, il a perdu l'espoir et n'est nullement disposé à faire
preuve
d'initiative ; nous devons donc, disent-ils, attendre maintenant le
salut de la
campagne, c'est de là que doit venir l'initiative, etc... Force est de
constater que les camarades qui raisonnent ainsi se trompent
lourdement. Le
prolétariat n'est nullement écrasé, car son écrasement signifierait sa
mort ;
au contraire, il vit toujours et se renforce de jour en jour. Il n'a
reculé que
pour mieux rassembler ses forces et engager ensuite la lutte finale
contre le
gouvernement tsariste.
Quand, le 15 décembre, le Soviet des
députés ouvriers
de Moscou, — de ce Moscou qui a dirigé en fait l'insurrection de
décembre, —
déclarait publiquement : nous suspendons la lutte pour nous préparer
sérieusement et brandir à nouveau le drapeau de l'insurrection, il
traduisait
la pensée profonde de l'ensemble du prolétariat de Russie.
Si néanmoins certains camarades contestent
les faits,
s'ils ne fondent plus leurs espoirs sur le prolétariat et se
raccrochent
maintenant à la bourgeoisie rurale, il est permis de se demander : à
qui
avons-nous à faire, à des socialistes-révolutionnaires ou à des
social-démocrates, car pas un social-démocrate ne mettrait en doute
cette
vérité que le prolétariat des villes est le dirigeant effectif (et non
seulement idéologique) de la campagne.
On nous a assuré à un moment donné,
qu'après le 17
octobre l'autocratie était écrasée, mais nous ne l'avons pas cru non
plus, car
l'écrasement de l'autocratie aurait signifié sa mort ; or, loin d'être
morte,
elle a rassemblé de nouvelles forces pour une nouvelle attaque. Nous
disions
que l'autocratie n'avait fait que reculer. Il s'est trouvé que c'est
nous qui
avions raison...
Non, camarades ! Le prolétariat de Russie
n'est pas
écrasé ; il a simplement reculé, et il se prépare maintenant à de
nouvelles et
glorieuses batailles. Il n'abaissera pas son drapeau rougi de sang, il
ne
cèdera à personne la direction de l'insurrection ; il sera le seul
guide
qualifié de
7 janvier 1906.
Publié
d'après le texte de la brochure éditée
par le
Comité de l'Union caucasienne du P.O.S.D.R.
Traduit du géorgien.
[1] Gapone (1872-1906) : pope et agent provocateur qui avait créé à Pétersbourg, en 1904, une organisation ouvrière contrôlée par la police. Lors de la grève de l'usine Poutilov, il conduisit, le 9 (22) janvier 1905, devant le Palais d'Hiver les ouvriers qui devaient remettre au tsar une pétition : Gapone entendait aider l'Okhrana à provoquer le massacre. La troupe tira : plus de mille ouvriers furent tués en ce "dimanche sanglant". Gapone s'échappa, se réfugia en France, revint en décembre 1905 à Pétersbourg où il fut exécuté par les socialistes-révolutionnaires. (N.T.).
[2] En décembre 1905, des détachements armés d'ouvriers, de salariés agricoles et de paysans insurgés s'emparèrent de Tukums, Talsi, Rujene, Friedrichstadt et d'autres villes de Lettonie. Une guerre de partisans commença contre les troupes du tsar. En janvier 1906, les soulèvements de Lettonie furent écrasés par les expéditions punitives que dirigeaient notamment les généraux tsaristes Orlov et Sologoub. (N.R.).