Sur la photo : Lénine et Staline à Gorki en 1922 |
Le matérialisme dialectique et historique |
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« Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l'exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu'il personnifie sous le nom de l'idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme. J'ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode... Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire. Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l'industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point culminant est — la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes ; elle approche de nouveau ; par l'universalité de son champ d'action et l'intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête même aux tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau Saint‑Empire germano-prussien. » (Karl Marx, Postface de la deuxième édition allemande du Capital.) |
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Publiés durant la période charnière qui a amené au triomphe du révisionnisme dans le mouvement communiste international (1953-1956), ces deux livres sont à prendre en compte en gardant en vue les restrictions générales formulées dans l'étude Impérialisme et anti-impérialisme. |
« Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique constituent le fondement théorique du communisme, les principes théoriques du Parti marxiste ; connaître ces principes, les assimiler est le devoir de tout militant actif de notre Parti.
Ainsi donc :
1° Qu’est-ce que le matérialisme dialectique ?
2° Qu’est-ce que le matérialisme historique ?
Le matérialisme dialectique est la théorie générale du parti marxiste-léniniste. Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que la façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode d’investigation et de connaissance est dialectique, et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature, sa théorie est matérialiste.
Le matérialisme historique étend les principes de du matérialisme dialectique à l’étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l’étude de la société, à l’étude de l’histoire de la société.
En définissant leur méthode dialectique, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Hegel, comme au philosophe qui a énoncé les traits fondamentaux de la dialectique. Cela ne signifie pas, cependant, que la dialectique de Marx et Engels soit identique à celle de Hegel. Car Marx et Engels n’ont emprunté à la dialectique de Hegel que son « noyau rationnel » ; ils en ont rejeté l’écorce idéaliste et ont développé la dialectique en lui imprimant un caractère scientifique moderne.
« Ma méthode dialectique, dit Marx, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. » (Karl Marx : Le Capital, t. I, p. 29, Bureau d’Editions, Paris, 1938.)
En définissant leur matérialisme, Marx et Engels se réfèrent habituellement à Feuerbach, comme au philosophe qui a réintégré le matérialisme dans ses droits. Toutefois cela ne signifie pas que le matérialisme de Marx et Engels soit identique à celui de Feuerbach. Marx et Engels n’ont en effet emprunté au matérialisme de Feuerbach que son « noyau central » ; ils l’ont développé en une théorie philosophique scientifique du matérialisme, et ils en ont rejeté toutes les superpositions idéalistes, éthiques et religieuses. On sait que Feuerbach, tout en étant matérialiste quant au fond, s’est élevé contre la dénomination de matérialisme. Engels a dit maintes fois que Feuerbach « demeure, malgré sa ‘‘base’’ [matérialiste] prisonnier des entraves idéalistes traditionnelles », que le « véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous en arrivons à sa philosophie de la religion et à son éthique ». (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Moscou, 1946, pp. 30 et 34.)
Dialectique provient du mot grec dialego qui signifie s’entretenir, polémiquer. Dans l’antiquité, on entendait par dialectique l’art d’atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonnement de l’adversaire et en les surmontant. Certains philosophes de l’antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité. Ce mode dialectique de penser, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenue la méthode dialectique de connaissance de la nature ; d’après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants et changeants, et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l’action réciproque des forces contraires de la nature.
Par son essence, la dialectique est tout l’opposé de la métaphysique.
1° La méthode dialectique marxiste est caractérisée par les traits fondamentaux que voici :
a) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les objets les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendent les uns des autres et se conditionnent réciproquement. C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en un non-sens si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache des ces conditions ; au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et justifié, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent.
b) Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature, non comme un état de repos et d’immobilité, de stagnation et d’immuabilité, mais comme un état de mouvement et de changement perpétuels, de renouvellement et de développement incessants, où toujours quelque chose naît et se développe, quelque chose se désagrège et disparaît.
C’est pourquoi la méthode dialectique veut que les phénomènes soient considérés non seulement du point de vue de leurs relations et de leur conditionnement réciproques, mais aussi du point de vue de leur mouvement, de leur changement, de leur développement, du point de vue de leur apparition et de leur disparition.
Pour la méthode dialectique, ce qui importe avant tout, ce n’est pas ce qui à un moment donné paraît stable, mais commence déjà à dépérir ; ce qui importe avant tout, c’est ce qui naît et se développe, si même la chose semble à un moment donné instable, car pour la méthode dialectique, il n’y a d’invincible que ce qui naît et se développe.
« La nature toute entière, dit Engels, depuis les particules les plus infimes jusqu’aux corps les plus grands, depuis le grain de sable jusqu’au soleil, depuis le protiste [cellule vivante primitive – N. de la Réd.] jusqu’à l’homme, est engagée dans un processus éternel d’apparition et de disparition, dans un flux incessant, dans un mouvement et dans un changement perpétuels. » (K. Marx et Fr. Engels : Œuvres complètes, Anti-Dühring, Dialectique de la Nature, éd. Allemande, Moscou, 1935, p. 491.)
C’est pourquoi, dit Engels, la dialectique « envisage les choses et leur reflet mental principalement dans leurs relations réciproques, dans leur enchaînement, dans leur mouvement, dans leur apparition et disparition ». (Ibidem, p. 25.)
c) Contrairement à la métaphysique, la dialectique considère le processus du développement non comme un simple processus de croissance où les changements quantitatifs n’aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont, non pas graduels, mais rapides, soudains, et s’opèrent par bonds, d’un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents, mais nécessaires ; ils sont le résultat de l’accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels.
C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l’état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif, comme un développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur.
« La nature, dit Engels, est la pierre de touche de la dialectique et il faut dire que les sciences modernes de la nature ont fourni pour cette épreuve des matériaux qui sont extrêmement riches et qui augmentent tous les jours ; elles ont ainsi prouvé que la nature, en dernière instance, procède dialectiquement et non métaphysiquement, qu’elle ne se meut pas dans un cercle éternellement identique qui se répéterait perpétuellement, mais qu’elle connaît une histoire réelle. A ce propos, il convient de nommer avant tout Darwin, qui a infligé un rude coup à la conception métaphysique de la nature, en démontrant que le monde organique tout entier, tel qu’il existe aujourd’hui, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus de développement qui dure depuis des millions d’années. » (Ibidem, p. 25.)
Engels indique que dans le développement dialectique, les changements quantitatifs se convertissent en changements qualitatifs :
« En physique… tout changement est un passage de la quantité à la qualité, l’effet du changement quantitatif de la quantité de mouvement – de forme quelconque – inhérente au corps ou communiquée au corps. Ainsi la température de l’eau est d’abord indifférente à son état liquide ; mais si l’on augmente ou diminue la température de l’eau, il arrive un moment où son état de cohésion se modifie et l’eau se transforme dans un cas en vapeur et dans un autre en glace… c’est ainsi qu’un courant d’une certaine force est nécessaire pour qu’un fil de platine devienne lumineux ; c’est ainsi que tout métal a sa température de fusion ; c’est ainsi que tout liquide, sous une pression donnée, a son point déterminé de congélation et d’ébullition, dans la mesure où nos moyens nous permettent d’obtenir les températures nécessaires ; enfin c’est ainsi qu’il y a pour chaque gaz un point critique auquel on peut le transformer en liquide, dans des conditions déterminées de pression et de refroidissement… Les constantes, comme on dit en physique [point de passage d’un état à un autre. – N. de la Réd.], ne sont le plus souvent rien d’autre que les points nodaux où l’addition ou la soustraction quantitatives de mouvement [changement] provoque un changement qualitatif dans un corps, où, par conséquent, la quantité se transforme en qualité. » (Ibidem, pp. 502-503.)
Et à propos de la chimie :
« On peut dire que la chimie est la science des changements qualitatifs des corps dus à des changements quantitatifs. Hegel lui-même le savait déjà… prenons l’oxygène : si l’on réunit dans une molécule trois atomes au lieu de deux comme à l’ordinaire, on obtient un corps nouveau, l’ozone, qui se distingue nettement de l’oxygène ordinaire par son odeur et par ses réactions. Et que dire des différentes combinaisons de l’oxygène avec l’azote ou avec le soufre, dont chacune fournit un corps qualitativement différent de tous les autres ! » (Ibidem, p. 503.)
Enfin, Engels critique Dühring qui invective Hegel tout en lui empruntant en sous main sa célèbre thèse d’après laquelle le passage du règne du monde insensible à celui de la sensation, du règne du monde inorganique à celui de la vie organique, est un saut à un nouvel état :
« C’est tout à fait la ligne nodale hégélienne des rapports de mesure, où une addition ou une soustraction purement quantitative produit, en certains points nodaux, un saut qualitatif comme c’est le cas, par exemple, de l’eau chauffée ou refroidie, pour laquelle le point d’ébullition et le point de congélation sont les nœuds ou s’accomplit, à la pression normale, le saut à un nouvel état d’agrégation ; où par conséquent la quantité se transforme en qualité. » (Ibidem, pp. 49-50.)
d) Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs.
C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effectue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une « lutte » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions.
« La dialectique, au sens propre du mot, est, dit Lénine, l’étude des contradictions dans l’essence même des choses. » (Lénine : cahiers de philosophie, p. 263, éd. russe.)
Et plus loin :
« Le développement est la ‘‘lutte’’ des contraires. » (Lénine, t. XIII, p. 301, éd. russe.)
Tels sont les traits fondamentaux de la méthode dialectique marxiste.
Il n’est pas difficile de comprendre quelle importance considérable prend l’extension des principes de la méthode dialectique à l’étude de la vie sociale, à l’étude de l’histoire de la société, quelle importance considérable prend l’application de ces principes à l’histoire de la société, à l’activité pratique du parti du prolétariat.
S’il est vrai qu’il n’y a pas dans le monde de phénomènes isolés, s’il est vrai que tous les phénomènes sont liés entre eux et se conditionnent réciproquement, il est clair que tout régime social et tout mouvement social dans l’histoire doivent être jugés, non du point de vue de la « justice éternelle » ou de quelque autre idée préconçue, comme le font souvent les historiens, mais du point de vue des conditions qui ont engendré ce régime et ce mouvement social et avec lesquelles il sont liés.
Le régime de l’esclavage dans les conditions actuelles serait un non-sens, une absurdité contre nature. Mais le régime de l’esclavage dans les conditions du régime de la communauté primitive en décomposition est un phénomène parfaitement compréhensible et logique, car il signifie un pas en avant par comparaison avec le régime de la communauté primitive.
Revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions du tsarisme et de la société bourgeoise, par exemple dans la Russie de 1905, était parfaitement compréhensible, juste et révolutionnaire, car la république bourgeoise signifiait alors un pas en avant. Mais revendiquer l’institution de la république démocratique bourgeoise dans les conditions actuelles de l’U.R.S.S. serait un non-sens, serait contre-révolutionnaire, car la république bourgeoise par comparaison avec la république soviétique est un pas en arrière.
Tout dépend des conditions, du lieu et du temps.
Il est évident que sans cette conception historique des phénomènes sociaux, l’existence et le développement de la science historique sont impossibles ; seule une telle conception empêche la science historique de devenir un chaos de contingences et un amas d’erreurs absurdes.
Poursuivons. S’il est vrai que le monde se meut et se développe perpétuellement, s’il est vrai que la disparition de l’ancien et la naissance du nouveau sont une loi du développement, il est clair qu’il n’est plus de régimes sociaux « immuables », de « principes éternels » de propriété privée et d’exploitation ; qu’il n’est plus « d’idées éternelles » de soumission des paysans aux propriétaires fonciers, des ouvriers aux capitalistes.
Par conséquent, le régime capitaliste peut être remplacé par un régime socialiste, de même que le régime capitaliste a remplacé en son temps le régime féodal.
Par conséquent, il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles ne représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante.
En 1880-1890, à l’époque de la lutte des marxistes contre les populistes, le prolétariat de Russie était une infime minorité par rapport à la masse des paysans individuels qui formaient l’immense majorité de la population. Mais le prolétariat se développait en tant que classe, tandis que la paysannerie en tant que classe se désagrégeait. Et c’est justement parce que le prolétariat se développait comme classe, que les marxistes ont fondé leur action sur lui. En quoi ils ne se sont pas trompés, puisqu’on sait que le prolétariat, qui n’était qu’une force peu importante, est devenu par la suite une force historique et politique de premier ordre.
Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut regarder en avant et non pas en arrière.
Poursuivons. S’il est vrai que le passage des changements quantitatifs lents à des changements qualitatifs brusques et rapides est une loi du développement, il est clair que les révolutions accomplies par les classes opprimées constituent un phénomène absolument naturel, inévitable.
Par conséquent, le passage du capitalisme au socialisme et l’affranchissement de la classe ouvrière du joug capitaliste peuvent être réalisés, non par des changements lents, non par des réformes, mais uniquement par un changement qualitatif du régime capitaliste, par la révolution.
Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut être un révolutionnaire et non un réformiste.
Poursuivons. S’il est vrai que le développement se fait par l’apparition des contradictions internes, par le conflit des forces contraires sur la base de ces contradictions, conflit destiné à les surmonter, il est clair que la lutte de classe du prolétariat est un phénomène parfaitement naturel, inévitable.
Par conséquent, il ne faut pas dissimuler les contradictions du régime capitaliste, mais les faire apparaître et les étaler, ne pas étouffer la lutte de classes, mais la mener jusqu’au bout.
Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, il faut suivre une politique prolétarienne de classe, intransigeante, et non une politique réformiste d’harmonie des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, non une politique conciliatrice « d’intégration » du capitalisme dans le socialisme.
Voilà ce qui en est de la méthode dialectique marxiste appliquée à la vie sociale, à l’histoire de la société.
A son tour, le matérialisme philosophique marxiste est par sa base l’exact opposé de l’idéalisme philosophique.
2° Le matérialisme philosophique marxiste est caractérisé par les traits fondamentaux que voici :
a) Contrairement à l’idéalisme qui considère le monde comme l’incarnation de l’ « idée absolue », de l’ « esprit universel », de la « conscience », le matérialisme philosophique de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement ; que les relations et le conditionnement réciproques des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement ; que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière, et n’a besoin d’aucun « esprit universel ».
« La conception matérialiste du monde, dit Engels, signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est sans aucune addition étrangère. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, éd. Allemande, Moscou, p. 60.)
A propos de la conception matérialiste du philosophe de l’antiquité Héraclite, pour qui « le monde est un, n’a été crée par aucun dieu ni par aucun homme ; a été et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrasse et s’éteint suivant des lois déterminées », Lénine écrit :
« Excellent exposé des principes du matérialisme dialectique. » (Lénine : cahiers de philosophie, p. 318, éd. russe.)
b) Contrairement à l’idéalisme affirmant que seule notre conscience existe réellement, que le monde matériel, l’être, la nature n’existent que dans notre conscience, dans nos sensations, représentations, concepts, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que la matière, la nature, l’être est une réalité objective existant en dehors et indépendamment de la conscience ; que la matière est une donnée première, car elle est la source des sensations, des représentations, de la conscience, tandis que la conscience est une donnée seconde, dérivée, car elle est le reflet de la matière, le reflet de l’être ; que la pensée est un produit de la matière, quand celle-ci a atteint dans son développement un haut degré de perfection ; plus précisément, la pensée est le produit du cerveau, et le cerveau, l’organe de la pensée ; on ne saurait, par conséquent, séparer la pensée de la matière sous peine de tomber dans une grossière erreur.
« La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature », dit Engels, est la « question suprême de toute philosophie… Selon la réponse qu’ils faisaient à cette question, les philosophes se divisaient en deux camps importants. Ceux qui affirmaient l’antériorité de l’esprit par rapport à la nature… formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, ceux qui considéraient la nature comme antérieure, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme. » (Fr. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, pp. 22 et 23.)
Et plus loin :
« Le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité… Notre conscience et notre pensée, si transcendantales qu’elles paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel : le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière. » (Ibidem, p. 26.)
A propos du problème de la matière et de la pensée, Marx écrit :
« On ne saurait séparer la pensée de la matière pensante. Cette matière est le substratum de tous les changements qui s’opèrent. » (Fr. Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction.)
Dans sa définition du matérialisme philosophique marxiste, Lénine s’exprime en ces termes :
« Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l’expérience… La conscience… n’est que le reflet de l’être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d’une précision idéale). » (Lénine, t. XIII, pp. 266-267, éd. russe.)
Et plus loin :
« La matière est ce qui, en agissant sur nos organes des sens, produit les sensations ; la matière est une réalité objective qui nous est donnée dans les sensations… La matière, la nature, l’être, le physique est la donnée première, tandis que l’esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde. » (Ibidem, pp. 119-120.)
« Le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la ‘‘matière pense’’. » (Ibidem, p. 288.)
« Le cerveau est l’organe de la pensée. » (Ibidem, p. 125.)
c) Contrairement à l’idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois ; qui ne croit pas à la valeur de nos connaissances ; qui ne reconnaît pas la vérité objective et considère que le monde est rempli de « choses en soi » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables, que notre connaissance des lois de la nature, vérifiées par l’expérience, par la pratique, est une connaissance valable, qu’elle a la signification d’une vérité objective ; qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la science et de la pratique.
Engels critique la thèse de Kant et des autres idéalistes, suivant laquelle le monde et les « choses en soi » sont inconnaissables, et il défend la thèse matérialiste bien connue, suivant laquelle nos connaissances sont valables. Il écrit à ce sujet :
« La réfutation la plus décisive de cette lubie philosophique, comme d'ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l'expérience et l'industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d'un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le faisant surgir de son propre milieu, et qui plus est, en le faisant servir à nos buts, c'en est fini de l'insaisissable "chose en soi" de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent ces "choses en soi" jusqu'à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l'une après l'autre ; par là, la "chose en soi" devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l'alizarine, que nous n'extrayons plus des racines de la garance cultivée dans les champs, mais que nous tirons à meilleur marché et bien plus simplement du goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, — c'était malgré tout une hypothèse ; mais lorsque Leverrier, à l'aide des chiffres obtenus grâce à ce système, calcula non seulement la nécessité de l'existence d'une planète inconnue, mais aussi l'endroit où cette planète devait se trouver dans l'espace céleste, et lorsque Galle la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 24.)
Lénine accuse de fidéisme Bogdanov, Bazarov, Iouchkévitch et les autres
partisans de Mach ; il défend la thèse matérialiste bien connue d'après
laquelle nos connaissances scientifiques sur les lois de la nature sont
valables, et les lois scientifiques sont des vérités objectives ; il dit à
ce sujet :
« Le fidéisme contemporain ne répudie nullement la science ; il n'en répudie que les "prétentions excessives", à savoir la prétention de découvrir la vérité objective. S'il existe une vérité objective (comme le pensent les matérialistes), si les sciences de la nature, reflétant le monde extérieur dans l'"expérience" humaine, sont seules capables de nous donner la vérité objective, tout fidéisme doit être absolument rejeté. » (Matérialisme et empiriocriticisme, t. XIII, p. 102.)
Tels sont en bref les traits distinctifs du matérialisme philosophique
marxiste.
On conçoit aisément l'importance considérable que prend l'extension des
principes du matérialisme philosophique à l'étude de la vie sociale, à
l'étude de l'histoire de la société ; on comprend l'importance
considérable de l'application de ces principes à l'histoire de la société,
à l'activité pratique du parti du prolétariat.
S'il est vrai que la liaison des phénomènes de la nature et leur
conditionnement réciproque sont des lois nécessaires du développement de
la nature, il s'ensuit que la liaison et le conditionnement réciproque des
phénomènes de la vie sociale, eux aussi, sont non pas des contingences,
mais des lois nécessaires du développement social.
Par conséquent, la vie sociale, l'histoire de la société cesse d'être une
accumulation de "contingences", car l'histoire de la société devient un
développement nécessaire de la société et l'étude de l'histoire sociale
devient une science.
Par conséquent, l'activité pratique du parti du prolétariat doit être
fondée, non pas sur les désirs louables des "individualités d'élite", sur
les exigences de la "raison", de la "morale universelle", etc., mais sur
les lois du développement social, sur l'étude de ces lois.
Poursuivons. S'il est vrai que le monde est connaissable et que notre
connaissance des lois du développement de la nature est une connaissance
valable, qui a la signification d'une vérité objective, il s'ensuit que la
vie sociale, que le développement social est également connaissable et que
les données de la science sur les lois du développement social, sont des
données valables ayant la signification de vérités objectives.
Par conséquent, la science de l'histoire de la société, malgré toute la
complexité des phénomènes de la vie sociale, peut devenir une science
aussi exacte que la biologie par exemple, et capable de faire servir les
lois du développement social à des applications pratiques.
Par conséquent, le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne
doit pas s'inspirer de quelque motif fortuit que ce soit, mais des lois du
développement social et des conclusions pratiques qui découlent de ces
lois.
Par conséquent, le socialisme, de rêve d'un avenir meilleur pour
l'humanité qu'il était autrefois, devient une science.
Par conséquent, la liaison entre la science et l'activité pratique, entre
la théorie et la pratique, leur unité, doit devenir l'étoile conductrice
du parti du prolétariat.
Poursuivons. S'il est vrai que la nature, l'être, le monde matériel est la
donnée première, tandis que la conscience, la pensée est la donnée
seconde, dérivée ; s'il est vrai que le monde matériel est une réalité
objective existant indépendamment de la conscience des hommes, tandis que
la conscience est un reflet de cette réalité objective, il suit de là que
la vie matérielle de la société, son être, est également la donnée
première, tandis que sa vie spirituelle est une donnée seconde, dérivée ;
que la vie matérielle de la société est une réalité objective existant
indépendamment de la volonté de l'homme, tandis que la vie spirituelle de
la société est un reflet de cette réalité objective, un reflet de l'être.
Par conséquent, il faut chercher la source de la vie spirituelle de la
société, l'origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions
politiques, des institutions politiques, non pas dans les idées, théories,
opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais dans les conditions
de la vie matérielle de la société, dans l'être social dont ces idées,
théories, opinions, etc., sont le reflet.
Par conséquent, si aux différentes périodes de l'histoire de la société on
observe différentes idées et théories sociales, différentes opinions et
institutions politiques, si nous rencontrons sous le régime de l'esclavage
telles idées et théories sociales, telles opinions et institutions
politiques, tandis que sous le féodalisme nous en rencontrons d'autres, et
sous le capitalisme, d'autres encore, cela s'explique non par la "nature",
ni par les "propriétés" des idées, théories, opinions et institutions
politiques elles-mêmes, mais par les conditions diverses de la vie
matérielle de la société aux différentes périodes du développement social.
L'être de la société, les conditions de la vie matérielle de la société,
voilà ce qui détermine ses idées, ses théories, ses opinions politiques,
ses institutions politiques.
A ce propos, Marx a écrit :
« Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence,
c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. »
(Contribution à la critique de l'économie politique, préface.)
Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, pour ne pas
s'abandonner à des rêves creux, le parti du prolétariat doit fonder son
action non pas sur les abstraits "principes de la raison humaine", mais
sur les conditions concrètes de la vie matérielle de la société, force
décisive du développement social ; non pas sur les désirs louables des
"grands hommes", mais sur les besoins réels du développement de la vie
matérielle de la société.
La déchéance des utopistes, y compris les populistes, les anarchistes, les
socialistes-révolutionnaires, s'explique entre autres par le fait qu'ils
ne reconnaissaient pas le rôle primordial des conditions de la vie
matérielle de la société dans le développement de la société ; tombés dans
l'idéalisme, ils fondaient leur activité pratique, non pas sur les besoins
du développement de la vie matérielle de la société, mais indépendamment
et en dépit de ces besoins, sur des "plans idéaux" et "projets universels"
détachés de la vie réelle de la société.
Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c'est qu'il
s'appuie dans son activité pratique, précisément sur les besoins du
développement de la vie matérielle de la société, sans se détacher jamais
de la vie réelle de la société.
De ce qu'a dit Marx, il ne suit pas, cependant, que les idées et les
théories sociales, les opinions et les institutions politiques n'aient pas
d'importance dans la vie sociale ; qu'elles n'exercent pas une action en
retour sur l'existence sociale, sur le développement des conditions
matérielles de la vie sociale. Nous n'avons parlé jusqu'ici que de
l'origine des idées et des théories sociales, des opinions et des
institutions politiques, de leur apparition ; nous avons dit que la vie
spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie
matérielle. Mais pour ce qui est de l'importance de ces idées et théories
sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans
l'histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne an
contraire leur rôle et leur importance considérables dans la vie sociale,
dans l'histoire de la société.
Les idées et les théories sociales diffèrent. Il est de vieilles idées et
théories, qui ont fait leur temps et qui servent les intérêts des forces
dépérissantes de la société. Leur importance, c'est qu'elles freinent le
développement de la société, son progrès. Il est des idées et des théories
nouvelles, d'avant-garde, qui servent les intérêts des forces
d'avant-garde de la société. Leur importance, c'est qu'elles facilitent le
développement de la société, son progrès ; et, qui plus est, elles
acquièrent d'autant plus d'importance qu'elles reflètent plus fidèlement
les besoins du développement de la vie matérielle de la société.
Les nouvelles idées et théorie sociales ne surgissent que lorsque le
développement de la vie matérielle de la société a posé devant celle-ci
des tâches nouvelles. Mais une fois surgies, elles deviennent une force de
la plus haute importance qui facilite l'accomplissement des nouvelles
tâches posées par le développement de la vie matérielle de la société ;
elles facilitent le progrès de la société. C'est alors qu'apparaît
précisément toute l'importance du rôle organisateur, mobilisateur et
transformateur des idées et théories nouvelles, des opinions et
institutions politiques nouvelles. A vrai dire, si de nouvelles idées et
théories sociales surgissent, c'est précisément parce qu'elles sont
nécessaires à la société, parce que sans leur action, organisatrice,
mobilisatrice et transformatrice, la solution des problèmes pressants que
comporte le développement de la vie matérielle de la société est
impossible. Suscitées par les nouvelles tâches que pose le développement
de la vie matérielle de la société, les idées et théories sociales
nouvelles se frayent un chemin, deviennent le patrimoine des masses
populaires qu'elles mobilisent et qu'elles organisent contre les forces
dépérissantes de la société, facilitant par là le renversement de ces
forces qui freinent le développement de la vie matérielle de la société.
C'est ainsi que, suscitées par les tâches pressantes du développement de
la vie matérielle de la société, du développement de l'existence sociale,
les idées et les théories sociales, les institutions politiques agissent
elles-mêmes, par la suite, sur l'existence sociale, sur la vie matérielle
de la société, en créant les conditions nécessaires pour faire aboutir la
solution des problèmes pressants de la vie matérielle de la société, et
rendre possible son développement ultérieur.
Marx a dit à ce propos :
« La théorie devient une force matérielle dès qu'elle pénètre les masses.
» (Critique de la philosophie du droit de Hegel.)
Par conséquent, pour avoir la possibilité d'agir sur les conditions de la
vie matérielle de la société et pour hâter leur développement, leur
amélioration, le parti du prolétariat doit s'appuyer sur une théorie
sociale, sur une idée sociale qui traduise exactement les besoins du
développement de la vie matérielle de la société, et soit capable, par
suite, de mettre en mouvement les grandes masses populaires, capable de
les mobiliser et de les organiser dans la grande armée du parti du
prolétariat, prête à briser les forces réactionnaires et à frayer la voie
aux forces avancées de la société.
La déchéance des "économistes" et des menchéviks s'explique, entre autres,
par le fait qu'ils ne reconnaissaient pas le rôle mobilisateur,
organisateur et transformateur de la théorie d'avant-garde, de l'idée
d'avant-garde ; tombés dans le matérialisme vulgaire, ils réduisaient ce
rôle presque à zéro ; c'est pourquoi ils condamnaient le parti à rester
passif, à végéter.
Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c'est qu'il
s'appuie sur une théorie d'avant-garde qui reflète exactement les besoins
du développement de la vie matérielle de la société, c'est qu'il place la
théorie au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir
d'utiliser à fond sa force mobilisatrice, organisatrice et
transformatrice.
C'est ainsi que le matérialisme historique résout le problème des rapports
entre l'être social et la conscience sociale, entre les conditions du
développement de la vie matérielle et le développement de la vie
spirituelle de la société.
3° Le matérialisme historique. Une question reste à élucider : que faut-il
entendre, du point de vue du matérialisme historique, par ces "conditions
de la vie matérielle de la société", qui déterminent, en dernière analyse,
la physionomie la société, ses idées, ses opinions, ses institutions
politiques, etc. ?
Qu'est-ce que ces "conditions de la vie matérielle de la société" ?
Quels en sont les traits distinctifs ?
Il est certain que la notion de "conditions de la vie matérielle de la
société" comprend avant tout la nature qui environne la société, le milieu
géographique qui est une des conditions nécessaires et permanentes de la
vie matérielle de la société et qui, évidemment, influe sur le
développement de la société. Quel est le rôle du milieu géographique dans
le développement social ? Le milieu géographique ne serait-il pas la force
principale qui détermine la physionomie de la société, le caractère du
régime social des hommes, le passage d'un régime à un autre ?
A cette question, le matérialisme historique répond par la négative.
Le milieu géographique est incontestablement une des conditions
permanentes et nécessaires du développement de la société, et il est
évident qu'il influe sur ce développement : il accélère ou il ralentit le
cours du développement social. Mais cette influence n'est pas
déterminante, car les changements et le développement de la société
s'effectuent incomparablement plus vile que les changements et le
développement du milieu géographique. En trois mille ans, l'Europe a vu se
succéder trois régimes sociaux différents : la commune primitive,
l'esclavage, le régime féodal ; et à l'est de l'Europe, sur le territoire
de l'U.R.S.S., il y en a même eu quatre. Or, dans la même période, les
conditions géographiques de l'Europe, ou bien n'ont pas changé du tout, ou
bien ont changé si peu que les géographes s'abstiennent même d'en parler.
Et cela se conçoit. Pour que des changements tant soit peu importants du
milieu géographique se produisent, il faut des millions d'années, tandis
qu'il suffit de quelques centaines d'années ou de quelque deux mille ans
pour que des changements même très importants interviennent dans le régime
social des hommes.
Il suit de là que le milieu géographique ne peut être la cause principale,
la cause déterminante du développement social, car ce qui demeure presque
inchangé pendant des dizaines de milliers d'années, ne peut être la cause
principale du développement de ce qui est sujet à des changements radicaux
en l'espace de quelques centaines d'années.
Il est certain, ensuite, que la croissance et la densité de la population,
elles aussi, sont comprises dans la notion de "conditions de la vie
matérielle de la société", car les hommes sont un élément indispensable
des conditions de la vie matérielle de la société, et sans un minimum
d'hommes il ne saurait y avoir aucune vie matérielle de la société. La
croissance de la population ne serait-elle pas la force principale qui
détermine le caractère du régime social des hommes ?
A cette question, le matérialisme historique répond aussi par la négative.
Certes, la croissance de la population exerce une influence sur le
développement social, qu'elle facilite ou ralentit ; mais elle ne peut
être la force principale du développement social, et l'influence qu'elle
exerce sur lui ne peut être déterminante, car la croissance de la
population, par elle-même, ne nous donne pas la clé de ce problème :
pourquoi à tel régime social succède précisément tel régime social
nouveau, et non un autre ? pourquoi à la commune primitive succède
précisément l'esclavage ? à l'esclavage, le régime féodal ? au régime
féodal, le régime bourgeois, et non quelque autre régime ?
Si la croissance de la population était la force déterminante du
développement social, une plus grande densité de la population devrait
nécessairement engendrer un type de régime social supérieur. Mais en
réalité, il n'en est rien. La densité de la population en Chine est quatre
fois plus élevée qu'aux Etats-Unis ; cependant les Etats-Unis sont à un
niveau plus élevé que la Chine au point de vue du développement social :
en Chine domine toujours un régime semi-féodal, alors que les Etats-Unis
ont depuis longtemps atteint le stade supérieur du développement
capitaliste. La densité de la population en Belgique est dix-neuf fois
plus élevée qu'aux Etats-Unis et vingt-six fois plus élevée qu'en U.R.S.S.
; cependant les Etats-Unis sont à un niveau plus élevé que la Belgique au
point de vue du développement social ; et par rapport à l'U.R.S.S., la
Belgique retarde de toute une époque historique : en Belgique domine le
régime capitaliste, alors que l'U.R.S.S. en a déjà fini avec le
capitalisme : elle a institué chez elle le régime socialiste.
Il suit de là que la croissance de la population n'est pas et ne peut pas
être la force principale du développement de la société, la force qui
détermine le caractère du régime social, la physionomie de la société.
a) Mais alors, quelle est donc, dans le système des conditions de la vie
matérielle de la société, la force principale qui détermine la physionomie
de la société, le caractère du régime social, le développement de la
société d'un régime à un autre ?
Le matérialisme historique considère que cette force est le mode
d'obtention des moyens d'existence nécessaires à la vie des hommes, le
mode de production des biens matériels : nourriture, vêtements,
chaussures, logement, combustible, instruments de production. etc.
nécessaires pour que la société puisse vivre et se développer.
Pour vivre il faut avoir de la nourriture, des vêtements, des chaussures,
un logement, du combustible, etc. ; pour avoir ces biens matériels il faut
les produire, et pour les produire, il faut avoir les instruments de
production à l'aide desquels les hommes produisent la nourriture, les
vêtements, les chaussures, le logement, le combustible, etc. ; il faut
savoir produire ces instruments, il faut savoir s'en servir.
Les instruments de production à l'aide desquels les biens matériels sont
produits, les hommes gui manient ces instruments de production et
produisent les biens matériels grâce à une certaine expérience de la
production et à des habitudes de travail, voilà les éléments qui, pris
tous ensemble, constituent les forces productives de la société.
Mais les forces productives ne sont qu'un aspect de la production, un
aspect du mode de production, celui qui exprime le comportement des hommes
à l'égard des objets et des forces de la nature dont ils se servent pour
produire des biens matériels. L'autre aspect de la production, l'autre
aspect du mode de production, ce sont les rapports des hommes entre eux
dans le processus de la production, les rapports de production entre les
hommes. Dans leur lutte avec la nature qu'ils exploitent pour produire les
biens matériels, les hommes ne sont pas isolés les uns des autres, ne sont
pas des individus détaches les uns des autres ; ils produisent en commun,
par groupes, par associations. C'est pourquoi la production est toujours,
et quelles que soient les conditions, une production sociale. Dans la
production des biens matériels, les hommes établissent entre eux tels ou
tels rapports à l'intérieur de la production, ils établissent tels ou tels
rapports de production. Ces derniers peuvent être des rapports de
collaboration et d'entraide parmi des hommes libres de toute exploitation
; ils peuvent être des rapports de domination et de soumission ; ils
peuvent être enfin des rapports de transition d'une forme de rapports de
production à une autre. Mais quel que soit le caractère que revêtent les
rapports de production, ceux-ci sont toujours, sous tous les régimes, un
élément indispensable de la production, à l'égal des forces productives de
la société.
« Dans la production, dit Marx, les hommes n'agissent pas seulement sur la
nature, mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu'en
collaborant d'une manière déterminée et en échangeant entre eux leurs
activités. Pour produire, ils entrent en relations et en rapports
déterminés les uns avec les autres, et ce n'est que dans les limites de
ces relations et de ces rapports sociaux que s'établit leur action sur la
nature, que se fait la production. » (Travail salarié et capital.)
Il suit de là que la production, le mode de production englobe tout aussi
bien les forces productives de la société que les rapports de production
entre les hommes, et est ainsi l'incarnation de leur unité dans le
processus de production des biens matériels.
b) La première particularité de la production, c'est que jamais elle ne
s'arrête à un point donné pour une longue période ; elle est toujours en
voie de changement et de développement ; de plus, le changement du mode de
production provoque inévitablement le changement du régime social tout
entier, des idées sociales, des opinions et institutions politiques ; le
changement du mode de production provoque la refonte de tout le système
social et politique. Aux différents degrés du développement, les hommes se
servent de différents moyens de production ou plus simplement, les hommes
mènent un genre de vie différent. Dans la commune primitive il existe un
mode de production ; sous l'esclavage, il en existe un autre ; sous le
féodalisme, un troisième, et ainsi de suite. Le régime social des hommes,
leur vie spirituelle, leurs opinions, leurs institutions politiques
diffèrent selon ces modes de production.
Au mode de production de la société correspondent, pour l'essentiel, la
société elle-même, ses idées et ses théories, ses opinions et institutions
politiques.
Ou plus simplement : tel genre de vie, tel genre de pensée. Cela veut dire
que l'histoire du développement de la société est, avant tout, l'histoire
du développement de la production, l'histoire des modes de production qui
se succèdent à travers les siècles, l'histoire du développement des forces
productives et des rapports de production entre les hommes.
Par conséquent, l'histoire du développement social est en même temps
l'histoire des producteurs des biens matériels, l'histoire des masses
laborieuses qui sont les forces fondamentales du processus de production
et produisent les biens matériels nécessaires à l'existence de la société.
Par conséquent, la science historique, si elle veut être une science
véritable, ne peut plus réduire l'histoire du développement social aux
actes des rois et des chefs d'armées, aux actes des "conquérants" et des
"asservisseurs" d'Etats ; la science historique doit avant tout s'occuper
de l'histoire des producteurs des biens matériels, de l'histoire des
masses laborieuses, de l'histoire des peuples.
Par conséquent, la clé qui permet de découvrir les lois de l'histoire de
la société, doit être cherchée non dans le cerveau des hommes, non dans
les opinions et les idées de la société, mais dans le mode de production
pratiqué par la société à chaque période donnée de l'histoire, dans
l'économique de la société.
Par conséquent, la tâche primordiale de la science historique est l'étude
et la découverte des lois de la production, des lois du développement des
forces productives et des rapports de production, des lois du
développement économique de la société.
Par conséquent, le parti du prolétariat, s'il veut être un parti
véritable, doit avant tout acquérir la science des lois du développement
de la production, des lois du développement économique de la société.
Par conséquent, pour ne pas se tromper en politique, le parti du
prolétariat, dans l'établissement de son programme aussi bien que dans son
activité pratique, doit avant tout s'inspirer des lois du développement de
la production, des lois du développement économique de la société.
c) La deuxième particularité de la production, c'est que ses changements
et son développement commencent toujours par le changement et le
développement des forces productives et, avant tout, des instruments de
production. Les forces productives sont, par conséquent, l'élément le plus
mobile et le plus révolutionnaire de la production. D'abord se modifient
et se développent les forces productives de la société ; ensuite, en
fonction et en conformité de ces modifications, se modifient les rapports
de production entre les hommes, leurs rapports économiques. Cela ne
signifie pas cependant que les rapports de production n'influent pas sur
le développement des forces productives et que ces dernières ne dépendent
pas des premiers. Les rapports de production dont le développement dépend
de celui des forces productives, agissent à leur tour sur le développement
des forces productives, qu'ils accélèrent ou ralentissent. De plus, il
importe de noter que les rapports de production ne sauraient trop
longtemps retarder sur la croissance des forces productives et se trouver
en contradiction avec cette croissance, car les forces productives ne
peuvent se développer pleinement que si les rapports de production
correspondent au caractère, à l'état des forces productives et donnent
libre cours au développement de ces dernières. C'est pourquoi, quel que
soit le retard des rapports de production sur le développement des forces
productives, ils doivent, tôt ou tard, finir par correspondre — et c'est
ce qu'ils font effectivement — au niveau du développement des forces
productives, au caractère de ces forces productives. Dans le cas
contraire, l'unité des forces productives et des rapports de production
dans le système de la production serait compromise à fond, il y aurait une
rupture dans l'ensemble de la production, une crise de la production, la
destruction des forces productives.
Les crises économiques dans les pays capitalistes, — où la propriété
privée capitaliste des moyens de production est en contradiction flagrante
avec le caractère social du processus de production, avec le caractère des
forces productives, — sont un exemple du désaccord entre les rapports de
production et le caractère des forces productives, un exemple du conflit
qui les met aux prises. Les crises économiques qui mènent à la destruction
des forces productives sont le résultat de ce désaccord ; de plus, ce
désaccord lui-même est la base économique de la révolution sociale appelée
à détruire les rapports de production actuels et à créer de nouveaux
rapports conformes au caractère des forces productives.
Au contraire, l'économie socialiste en U.R.S.S., où la propriété sociale
des moyens de production est en parfait accord avec le caractère social du
processus de production, et où, par suite, il n'y a ni crises économiques,
ni destruction des forces productives, est un exemple de l'accord parfait
entre les rapports de production et le caractère des forces productives.
Par conséquent, les forces productives ne sont pas seulement l'élément le
plus mobile et le plus révolutionnaire de la production. Elles sont aussi
l'élément déterminant du développement de la production. Telles sont les
forces productives, tels doivent être les rapports de production.
Si l'état des forces productives indique par quels instruments de
production les hommes produisent les biens matériels qui leur sont
nécessaires, l'état des rapports de production, lui, montre en la
possession de qui se trouvent les moyens de production (la terre, les
forêts, les eaux, le sous-sol, les matières premières, les instruments de
production, les bâtiments d'exploitation, les moyens de transport et de
communication, etc.) ; à la disposition de qui se trouvent les moyens de
production, à la disposition de la société entière, ou à la disposition
d'individus, de groupes ou de classes qui s'en servent pour exploiter
d'autres individus, groupes ou classes.
Voici le tableau schématique du développement des forces productives
depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours : transition des
grossiers outils de pierre à l'arc et aux flèches et, par suite, passage
de la chasse à la domestication des animaux et à l'élevage primitif ;
transition des outils de pierre aux outils de métal (hache de fer, araire
muni d'un soc en fer, etc.) et, par suite, passage à la culture des
plantes, à l'agriculture ; nouveau perfectionnement des outils de métal
pour le travail des matériaux, apparition de la forge à soufflet et de la
poterie et, par suite, développement des métiers, séparation des métiers
et de l'agriculture, développement des métiers indépendants et puis de la
manufacture ; transition des instruments de production artisanale à la
machine et transformation de la production artisanale-manufacturière en
industrie mécanisée ; transition, au système des machines et apparition de
la grande industrie mécanisée moderne : tel est le tableau d'ensemble,
très incomplet, du développement des forces productives de la société tout
au long de l'histoire de l'humanité. Et il va de soi que le développement
et le perfectionnement des instruments de production ont été accomplis par
les hommes, qui ont un rapport à la production, et non pas indépendamment
des hommes. Par conséquent, en même temps que les instruments de
production, changent et se développent, les hommes, — élément essentiel
des forces productives, — changent et se développent également ; leur
expérience de production, leurs habitudes de travail, leur aptitude à
manier les instruments de production ont changé et se sont développées.
C'est en accord avec ces changements et avec ce développement des formes
productives de la société au cours de l'histoire qu'ont changé et se sont
développés les rapports de production entre les hommes, leurs rapports
économiques.
L'histoire connaît cinq types fondamentaux de rapports de production : la
commune primitive, l'esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et
le régime socialiste.
Sous le régime de la commune primitive, la propriété collective des moyens
de production forme le base des rapports de production. Ce qui correspond,
pour l'essentiel, au caractère des forces productives dans cette période.
Les outils de pierre, ainsi que l'arc et les flèches apparus plus tard, ne
permettaient pas aux hommes de lutter isolément contre les forces de la
nature et les bêtes de proie. Pour cueillir les fruits dans les forêts,
pour pêcher le poisson, pour construire une habitation quelconque, les
hommes étaient obligés de travailler en commun s'ils ne voulaient pas
mourir de faim ou devenir la proie des bêtes féroces ou de tribus
voisines. Le travail en commun conduit à la propriété commune des moyens
de production, de même que des produits. Ici, on n'a pas encore la notion
de la propriété privée des moyens de production, sauf la propriété
individuelle de quelques instruments de production qui sont en même temps
des armes de défense contre les bêtes de proie. Ici, il n'y a ni
exploitation ni classes.
Sous le régime de l'esclavage, c'est la propriété du maître des esclaves
sur les moyens de production ainsi que sur le travailleur, — l'esclave
qu'il peut vendre, acheter, tuer comme du bétail, — qui forme la base des
rapports de production. De tels rapports de production correspondent, pour
l'essentiel, à l'état des forces productives dans cette période. A la
place des outils de pierre, les hommes disposent maintenant d'instruments
de métal ; à la place d'une économie réduite à une chasse primitive et
misérable, qui ignore l'élevage et l'agriculture, on voit apparaître
l'élevage, l'agriculture, les métiers, la division du travail entre ces
différentes branches de la production ; on voit apparaître la possibilité
d'échanger les produits entre individus et groupes, la possibilité d'une
accumulation de richesse entre les mains d'un petit nombre, l'accumulation
réelle des moyens de production entre les mains d'une minorité, la
possibilité que la majorité soit soumise à la minorité et la
transformation des membres de la majorité en esclaves. Ici, il n'y a plus
de travail commun et libre de tous les membres de la société dans le
processus de la production ; ici, domine le travail forcé des esclaves
exploités par des maîtres oisifs. C'est pourquoi il n'y a pas non plus de
propriété commune des moyens de production, ni des produits. Elle est
remplacée par la propriété privée. Ici, le maître des esclaves est le
premier et le principal propriétaire, le propriétaire absolu.
Des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des gens qui
ont tous les droits et des gens qui n'en ont aucun, une âpre lutte de
classes entre les uns et les autres : tel est le tableau du régime de
l'esclavage.
Sous le régime féodal, c'est la propriété du seigneur féodal sur les
moyens de production et sa propriété limitée sur le travailleur, — le serf
que le féodal ne peut plus tuer, mais qu'il peut vendre et acheter, — qui
forment la base des rapports de production. La propriété féodale coexiste
avec la propriété individuelle du paysan et de l'artisan sur les
instruments de production et sur son économie privée, fondée sur le
travail personnel. Ces rapports de production correspondent, pour
l'essentiel, à l'état des forces productives dans cette période.
Perfectionnement de la fonte et du traitement du fer, emploi généralisé de
la charrue et du métier à tisser, développement continu de l'agriculture,
du jardinage, de l'industrie vinicole, de la fabrication de l'huile :
apparition des manufactures à côté des ateliers d'artisans, tels sont les
traits caractéristiques de l'état des forces productives.
Les nouvelles forces productives exigent du travailleur qu'il fasse preuve
d'une certaine initiative dans la production, de goût à l'ouvrage,
d'intérêt au travail. C'est pourquoi le seigneur féodal, renonçant à un
esclave qui n'a pas d'intérêt au travail et est absolument dépourvu
d'initiative, aime mieux avoir affaire à un serf qui possède sa propre
exploitation, ses instruments de production et qui a quelque intérêt au
travail, intérêt indispensable pour qu'il cultive la terre et paye sur sa
récolte une redevance en nature au féodal.
Ici, la propriété privée continue à évoluer. L'exploitation est presque
aussi dure que sous l'esclavage ; elle est à peine adoucie. La lutte de
classes entre les exploiteurs et les exploités est le trait essentiel du
régime féodal.
Sous le régime capitaliste, c'est la propriété capitaliste des moyens de
production qui forme la base des rapports de production : la propriété sur
les producteurs, les ouvriers salariés, n'existe plus ; le capitaliste ne
peut ni les tuer ni les vendre, car ils sont affranchis de toute
dépendance personnelle ; mais ils sont privés des moyens de production et
pour ne pas mourir de faim, ils sont obligés de vendre leur force de
travail au capitaliste et de subir le joug de l'exploitation. A côté de la
propriété capitaliste des moyens de production existe, largement répandue
dans les premiers temps, la propriété privée du paysan et de l'artisan
affranchis du servage, sur les moyens de production, propriété basée sur
le travail personnel. Les ateliers d'artisans et les manufactures ont fait
place à d'immenses fabriques et usines outillées de machines. Les domaines
des seigneurs qui étaient cultivés avec les instruments primitifs des
paysans, ont fait place à de puissantes exploitations capitalistes gérées
sur la base de la science agronomique et pourvues de machines agricoles.
Les nouvelles forces productives exigent des travailleurs qu'ils soient
plus cultivés et plus intelligents que les serfs ignorants et abrutis ;
qu'ils soient capables de comprendre la machine et sachent la manier
convenablement. Aussi les capitalistes préfèrent-ils avoir affaire à des
ouvriers salariés affranchis des entraves du servage, suffisamment
cultivés pour manier les machines convenablement.
Mais pour avoir développé les forces productives dans des proportions
gigantesques, le capitalisme s'est empêtré dans des contradictions
insolubles pour lui. En produisant des quantités de plus en plus grandes
de marchandises et en en diminuant les prix, le capitalisme aggrave la
concurrence, ruine la masse des petits et moyens propriétaires privés, les
réduit à l'état de prolétaires et diminue leur pouvoir d'achat ; le
résultat est que l'écoulement des marchandises fabriquées devient
impossible. En élargissant la production et en groupant dans d'immenses
fabriques et usines des millions d'ouvriers, le capitalisme confère au
processus de production un caractère social et mine par là même sa propre
base ; car le caractère social du processus de production exige la
propriété sociale des moyens de production ; or, la propriété des moyens
de production demeure une propriété privée, capitaliste, incompatible avec
le caractère social du processus de production.
Ce sont ces contradictions irréconciliables entre le caractère des forces
productives et les rapports de production qui se manifestent dans les
crises périodiques de surproduction ; les capitalistes, faute de disposer
d'acheteurs solvables à cause de la ruine des masses dont ils sont
responsables eux-mêmes, sont obligés de brûler des denrées, d'anéantir des
marchandises toutes prêles, d'arrêter la production, de détruire les
forces productives, et cela alors que des millions d'hommes souffrent du
chômage et de la faim, non parce qu'on manque de marchandises, mais parce
qu'on en a trop produit.
Cela signifie que les rapports de production capitalistes ne correspondent
plus à l'état des forces productives de la société et sont entrés en
contradiction insoluble avec elles.
Cela signifie que le capitalisme est gros d'une révolution, appelée à
remplacer l'actuelle propriété capitaliste des moyens de production par la
propriété socialiste.
Cela signifie qu'une lutte de classes des plus aiguës entre exploiteurs et
exploités est le trait essentiel du régime capitaliste.
Sous le régime socialiste qui, pour le moment, n'est réalisé qu'en
U.R.S.S., c'est la propriété sociale des moyens de production qui forme la
base des rapports de production. Ici, il n'y a plus ni exploiteurs ni
exploités. Les produits sont répartis d'après le travail fourni et suivant
le principe : "Qui ne travaille pas, ne mange pas." Les rapports entre les
hommes dans le processus de production sont des rapports de collaboration
fraternelle et d'entraide socialiste des travailleurs affranchis de
l'exploitation. Les rapports de production sont parfaitement conformes à
l'état des forces productives, car le caractère social du processus de
production est étayé par la propriété sociale des moyens de production.
C'est ce qui fait que la production socialiste en U.R.S.S. ignore les
crises périodiques de surproduction et toutes les absurdités qui s'y
rattachent.
C'est ce qui fait qu'ici les forces productives se développent à un rythme
accéléré, car les rapports de production qui leur sont conformes, donnent
libre cours à ce développement.
Tel est le tableau du développement des rapports de production entre les
hommes tout au long de l'histoire de l'humanité.
Telle est la dépendance du développement des rapports de production à
l'égard du développement des forces productives de la société, et, avant
tout, du développement des instruments de production, dépendance qui fait
que les changements et le développement des forces productives aboutissent
tôt ou tard à un changement et à un développement correspondants des
rapports de production.
« L'emploi et la création des moyens de travail [Par "moyens de travail",
Marx entend principalement les instruments de production. – N. de la Réd.],
quoiqu'ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales,
caractérisent éminemment le travail humain. Aussi Franklin donne-t-il
cette définition de l'homme : l'homme est un animal fabricant d'outils (a
toolmaking animal). Les débris des anciens moyens de travail ont pour
l'étude des formes économiques des sociétés disparues, la même importance
que la structure des os fossiles pour la connaissance de l'organisation
des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d'une autre,
c'est moins ce que l'on fabrique, que la manière de fabriquer... Les
moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et
les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. » (K. Marx :
le Capital, t. 1, pp. 195-196.)
Et plus loin :
« Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En
acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode
de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner
leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous
donnera la société avec le suzerain [le seigneur féodal. – N. de la Réd.] ; le
moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. » (K. Marx :
Misère de la philosophie, Réponse à la Philosophie de la misère de M.
Proudhon p. 99, Bureau d'Editions, Paris 1937.)
« Il y a un mouvement continuel d'accroissement dans les forces productives,
de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées ; il
n'y a d'immuable que l'abstraction du mouvement. » (Ibidem, p 99.)
Définissant le matérialisme historique formulé dans le Manifeste du Parti
communiste, Engels dit :
« La production économique et la structure sociale qui en résulte
nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l'histoire
politique et intellectuelle de cette époque ; ... par suite (depuis la
dissolution de la primitive propriété commune du sol), toute l'histoire a
été une histoire de lottes de classes, de luttes entre classes exploitées
et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux
différentes étapes de leur développement social ; cette lutte a
actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le
prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l'exploite et
l'opprime (la bourgeoisie) sans libérer en même temps, et pour toujours,
la société tout entière de l'exploitation, de l'oppression et des luttes
de classes... » (Fr. Engels : Préface à l'éd. allemande de 1883 au Manifeste
du Parti communiste.)
d) La troisième particularité de la production, c'est que les nouvelles
forces productives et les rapports de production qui leur correspondent
n'apparaissent pas en dehors du régime ancien après sa disparition ; ils
apparaissent au sein même du vieux régime ; ils ne sont pas l'effet d'une
action consciente, préméditée des hommes. Ils surgissent spontanément, et
indépendamment de la volonté des hommes, pour deux raisons :
Tout d'abord, parce que les hommes ne sont pas libres dans le choix du
mode de production ; chaque nouvelle génération, à son entrée dans la vie,
trouve des forces productives et des rapports de production tout prêts,
créés par le travail des générations précédentes ; aussi chaque génération
nouvelle est-elle obligée d'accepter au début tout ce qu'elle trouve de
prêt dans le domaine de la production et de s'y accommoder pour pouvoir
produire des biens matériels.
En second lieu, parce qu'en perfectionnant tel ou tel instrument de
production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n'ont
pas conscience des résultats sociaux auxquels ces perfectionnements
doivent aboutir ; ils ne le comprennent pas et n'y songent pas ; ils ne
pensent qu'à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu'à rendre leur
travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible. Quand
quelques membres de la commune primitive ont commencé peu à peu et comme à
tâtons à passer des outils en pierre aux outils en fer, ils ignoraient
évidemment les résultats sociaux auxquels cette innovation aboutirait ;
ils n'y pensaient pas ; ils n'avaient pas conscience, ils ne comprenaient
pas que l'adoption des outils en métal signifiait une révolution dans la
production, qu'elle aboutirait finalement au régime de l'esclavage. Ce
qu'ils voulaient, c'était simplement rendre leur travail plus facile et
obtenir un avantage immédiat et palpable ; leur activité consciente se
bornait au cadre étroit de cet avantage personnel, quotidien.
Quand sous le régime féodal, la jeune bourgeoisie d'Europe a commencé à
construire, à côté des petits ateliers d'artisans, de grandes
manufactures, faisant ainsi progresser les forces productives de la
société, elle ignorait évidemment les conséquences sociales auxquelles
cette innovation aboutirait, elle n'y pensait pas ; elle n'avait pas
conscience, elle ne comprenait pas que cette "petite" innovation
aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui devait se terminer
par une révolution contre le pouvoir royal dont elle prisait si fort la
bienveillance, aussi bien que contre la noblesse dans laquelle rêvaient
souvent d'entrer les meilleurs représentants de cette bourgeoisie ; ce
qu'elle voulait, c'était simplement diminuer le coût de la production des
marchandises, jeter une plus grande quantité de marchandises sur les
marchés de l'Asie et sur ceux de l'Amérique qui venait d'être découverte,
et réaliser de plus grands profits ; son activité consciente se bornait au
cadre étroit de ces intérêts pratiques, quotidiens.
Quand les capitalistes russes, de concert avec les capitalistes étrangers,
ont implanté activement en Russie la grande industrie mécanisée moderne,
sans toucher au tsarisme et en jetant les paysans en pâture aux grands
propriétaires fonciers, ils ignoraient évidemment les conséquences
sociales auxquelles aboutirait ce considérable accroissement des forces
productives, ils n'y pensaient pas ; ils n'avaient pas conscience, ils ne
comprenaient pas que ce bond considérable des forces productives de la
société aboutirait à un regroupement des forces sociales, qui permettrait
au prolétariat de s'associer la paysannerie et de faire triompher la
révolution socialiste. Ce qu'ils voulaient, c'était simplement élargir à
l'extrême la production industrielle, se rendre maîtres d'un marché
intérieur immense, monopoliser la production et drainer de l'économie
nationale le plus de profit possible ; leur activité consciente n'allait
pas au delà de leurs intérêts quotidiens purement pratiques.
Marx a dit à ce sujet :
« Dans la production sociale de leur existence [c'est-à-dire dans la
production des biens matériels nécessaires à la vie des hommes. – N. de la Réd.], les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires,
indépendants [Souligné par la Réd.] de leur volonté ; ces
rapports de production correspondent à un degré de développement donné de
leurs forces productives matérielles. » (K. Marx : Contribution à la
critique de l'économie politique, préface.)
Cela ne signifie pas cependant que le changement des rapports de
production et le passage des anciens rapports de production aux nouveaux
s'effectuent uniment, sans conflits ni secousses. Tout au contraire, ce
passage s'opère habituellement par le renversement révolutionnaire des
anciens rapports de production et par l'institution de rapports nouveaux.
Jusqu'à une certaine période, le développement des forces productives et
les changements dans le domaine des rapports de production s'effectuent
spontanément, indépendamment de la volonté des hommes. Mais il n'en est
ainsi que jusqu'à un certain moment, jusqu'au moment où les forces
productives qui ont déjà surgi et se développent, seront suffisamment
mûres. Quand les forces productives nouvelles sont venues à maturité, les
rapports de production existants et les classes dominantes qui les
personnifient, se transforment en une barrière "insurmontable", qui ne
peut être écartée de la route que par l'activité consciente de classes
nouvelles, par l'action violente de ces classes, par la révolution. C'est
alors qu'apparaît d'une façon saisissante le rôle immense des nouvelles
idées sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir
politique, appelés à supprimer par la force les rapports de production
anciens. Le conflit entre les forces productives nouvelles et les rapports
de production anciens, les besoins économiques nouveaux de la société
donnent naissance à de nouvelles idées sociales ; ces nouvelles idées
organisent et mobilisent les masses, celles-ci s'unissent dans une
nouvelle armée politique, créent un nouveau pouvoir révolutionnaire et
s'en servent pour supprimer par la force l'ancien ordre de choses dans le
domaine des rapports de production, pour y instituer un régime nouveau. Le
processus spontané de développement cède la place à l'activité consciente
des hommes ; le développement pacifique, à un bouleversement violent ;
l'évolution, à la révolution.
« Le prolétariat, dit Marx, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se
constitue forcément en classe... il s'érige par une révolution en classe
dominante et, comme classe dominante, détruit violemment l'ancien régime
de production. » (K. Marx et Fr. Engels : Manifeste du Parti communiste.)
Et plus loin :
« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à
petit tout te capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous
les instruments de production dans les mains de l'Etat, c'est-à-dire du
prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter aussi vite que
possible la quantité des forces productives. » (Ibidem.)
« La force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. » (Marx : le Capital, livre 1er, t. III, p. 213, Paris 1939.)
Dans la préface historique de son célèbre ouvrage Contribution à la
critique de l'économie politique (1859), Marx donne une définition géniale
de l'essence même du matérialisme historique :
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des
rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces
rapports de production correspondent à un degré de développement donné de
leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de
production constitue la structure économique de la société, la base réelle
sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle
correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de
production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social,
politique et intellectuel, en général. Ce n'est pas la conscience des
hommes qui détermine leur existence ; c'est au contraire leur existence
sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur
développement, les forces productives matérielles de la société entrent en
contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en
est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein
desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des
forces productives qu'ils étaient, ces rapports deviennent des entraves
pour ces forces. Alors s'ouvre une époque de révolutions sociales. Le
changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou
rapidement toute la formidable superstructure. Lorsqu'on étudie ces
bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement
matériel, — constaté avec une précision propre aux sciences naturelles, —
des conditions économiques
de la production, et les formes juridiques, politiques, religieuses,
artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans
lesquelles les hommes conçoivent ce conflit et le combattent. De même
qu'on ne peut juger un individu sur l'idée qu'il a de lui même, on ne peut
juger une semblable époque de bouleversements sur sa conscience : mais il
faut expliquer cette conscience par les contradictions de la vie
matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives de la société
et les rapports de production. Une formation sociale ne meurt jamais avant
que soient développées toutes les forces productives auxquelles elle peut
donner libre cours ; de nouveaux rapports de production, supérieurs aux
anciens, n'apparaissent jamais avant que leurs conditions matérielles
d'existence n'aient mûri au sein de la vieille société. C'est pourquoi
l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre ;
car, à mieux considérer les choses, il s'avérera toujours que le problème
lui-même ne surgit que lorsque les conditions matérielles de sa solution
existent déjà ou tout au moins sont en formation. »
Voilà ce qu'enseigne le matérialisme marxiste appliqué à la vie sociale, à
l'histoire de la société.
Tels sont les traits fondamentaux du matérialisme dialectique et historique. »